Auparfum

Chapitre 4 - Le nez dans la formule : la tige verte

par Olivier R.P. David, le 19 octobre 2020

Auparfum vous propose un dossier qui présente la genèse, le développement et les rouages d’une création olfactive hors normes, Nuit de bakélite d’Isabelle Doyen pour Naomi Goodsir. Cette série est née de la même envie de décortiquer un parfum unique comme nous l’avions fait pour L’Heure perdue de Mathilde Laurent pour Cartier. Aujourd’hui, plongeon dans toutes les facettes du cœur vert de ce parfum.

L’axe central du parfum, sa tige, est une colonne verte et nerveuse sur laquelle s’accrochent les autres éléments. En parfumerie, les notes vertes sont généralement confinées à la tête de la composition, disparaissant après environ une heure. Mais grâce à une molécule particulière, la Galbazine, Isabelle Doyen obtient une vigueur végétale verte dès le début et jusqu’aux derniers souffles du parfum. D’une puissance redoutable, elle demande une grande maîtrise dans son dosage, mais assure une longévité verdoyante impossible à obtenir avec d’autres matières. Elle est déjà naturellement présente en traces dans les ingrédients naturels utilisés dans la formule, comme le galbanum, et sert donc à en amplifier l’effet pour le porter à une force inédite. Lors de la composition du parfum, c’est avec la Galbazine qu’un palier capital a été atteint, et que l’idée initiale s’est assise définitivement.

Pyrazine verte

La Galbazine est le nom commercial de la 2-méthoxy-3-isobutylpyrazine. Cette molécule, qui appartient donc à la famille des pyrazines, a été isolée pour la première fois du poivron vert en 1969 par une équipe du laboratoire du Département d’agriculture des Etats-Unis. En extrayant plus de cinq kilos de poivrons, Ron G. Buttery et son équipe obtiennent un milligramme de la molécule qu’ils identifient et préparent artificiellement la même année. Ils découvrent aussi que cette pyrazine a un pouvoir odorant et aromatique extrêmement grand, leurs mesures indiquant que 2 parts de la molécule peuvent parfumer 10 puissance 12 (mille milliards) parts d’eau.

Cette pyrazine sent exactement le poivron vert lorsqu’on le découpe, mais on la trouve à l’état de traces dans d’autres matières naturelles auxquelles elle apporte une touche verte ; c’est le cas du petitgrain, de la fleur d’oranger ou du galbanum.

Galbanum

Et justement, le galbanum est un autre ingrédient vert, capital pour Nuit de bakélite. Cette matière est tirée de la sève de la férule gommeuse, Ferula gummosa, qui pousse sur les steppes d’Asie occidentale. La plante à ombelle est surtout exploitée en Iran où on excise sa racine pour donner une gomme aromatique. Ce suc peut être distillé pour donner l’huile essentielle de galbanum, ou extraite à l’alcool pour fournir le résinoïde de galbanum, aux profils olfactifs légèrement différents.

Planche botanique de plante à galbanum (Source Pinterest)

Sa composition est intéressante car elle combine trois familles de molécules très différentes les unes des autres mais toutes apportant un effet de verdeur. La plus importante et très caractéristique du galbanum est l’undécatriène, isolé du galbanum en 1967 par Yvonne Chrétien-Bessière, chercheuse au Laboratoire de Chimie de l’École Normale Supérieure. La docteure Bessière [1] est une des rares femmes du monde de la recherche qui s’est intéressée aux molécules odorantes ; elle fut spécialiste de la chimie des terpènes, prenant pour mari Alan Francis Thomas, chimiste britannique devenu chercheur sur les produits naturels au sein de la société Firmenich. C’est justement dans les laboratoires Firmenich que l’undécatriène sera préparé artificiellement pour la première fois par Günther Ohloff en 1973, pour être ensuite vendu sous le nom de Galbanolène. Cette molécule est typique du galbanum, lui apportant ses notes vertes fraîches, aux accents légèrement huileux et mouillés, façon concombre. On en trouve à l’état de traces dans le céleri, le lavandin ou le persil, participant à l’effet vert de ces plantes.

Le galbanum contient aussi des traces de pyrazines, dont la Galbazine que nous venons de voir, accompagnée de sa cousine, la 2-méthoxy-3-secbutylpyrazine, à l’odeur verte, est plus rêche, aux accents de patate crue et de champignon. S’y ajoutent des produits soufrés peu communs, dont le plus important, le thiosénécioate d’isopropyle, avec une odeur verte et terreuse, matinée de senteurs alliacées.

Enfin, le galbanum présente également des notes musquées que l’on n’attendrait pas dans cette matière considérée uniquement comme verte. Cependant, en poursuivant les recherches sur les muscs macrocycliques déjà trouvés dans l’angélique comme on va le voir un peu plus tard, Roman Kaiser et Dietmar Lamparsky des laboratoires Givaudan ont bien déniché des muscs dans le galbanum. Il y en a peu, 0,05 % environ, mais le plus puissant d’entre eux, la méthylexaltolide ou 16-méthyloxacyclohexadécan-2-one confère une touche musquée florale au galbanum.

Vent vert, le bien nommé, composé par Germaine Cellier pour Pierre Balmain en 1947, contient l’overdose titanesque de 8 % de galbanum, mélangeant le résinoïde et l’essence, pour lui donner un souffle ébouriffant de verdeur, le tout sur fond de rose adoucie de muguet et dans une structure de chypre moussu. Les mêmes éléments ont été remaniés radicalement par Henri Robert pour trouver un équilibre radieux dans N°19 (Chanel, 1970) où l’Hedione ajoute une lumière aérienne au cœur floral annoncé par le jet initial du galbanum. Le clin d’œil à ces deux grands ainés est perceptible dans Untitled de Daniela Andrier pour la Maison Martin Margiela en 2010 avec un départ de galbanum éblouissant comme un flash, secondé par l’orange amère, pour donner place à un jasmin abstrait sur fond boisé et copieusement musqué par la Serenolide.

Angélique

Dans Nuit de bakélite, la verdeur déjà composite du galbanum n’est pas laissée seule, elle y est complexifiée par une autre matière verte importante, l’angélique. La plante est cousine du galbanum dans la famille des Apiaceae, et porte le nom botanique d’Angelica archangelica. Deux matières odorantes exploitent l’angélique, obtenues par hydrodistillation soit des graines, soit des racines. Dans Nuit de bakélite, c’est l’huile essentielle des graines qui est utilisée.

Angelica archangelica (Source Wikipedia)

L’odeur de sève végétale de l’angélique est due à des molécules très différentes de celles du galbanum. En tête arrive le bêta‒phellandrène qui compose 80 % de l’huile essentielle en lui apportant des notes fraîches, de menthe glaciale et de térébenthine, qui sont renforcées par l’alpha-pinène, camphré et aux accents de cyprès, dans lequel on le retrouve en grande quantité. On y perçoit également l’acétate de chrysanthényle aux facettes typiques de l’essence de grande camomille, et encore le germacrène-D à l’odeur boisée-épicée, un peu terreuse, qui se trouve aussi dans l’ylang-ylang. L’angélique contient aussi le l’alpha-copaèn-11-ol qui n’a jamais été retrouvé ailleurs, et dont on ne connaît pas l’odeur à l’état pur. Elle est également riche en osthole, avec plus de 10 % de ce composé de la famille des coumarines, à l’odeur herbeuse, racinaire, typique du céleri, de la carotte et du persil où il est aussi présent en grandes quantités. Ce composé unique a été isolé en 1909 par deux pharmaciens de l’université de Berlin, J. Herzog et D. Krohn, d’une autre plante cousine de l’angélique, l’impératoire, Imperatoria ostruthium d’où son nom.

Enfin, à l’instar du galbanum, l’angélique est riche en composés macrocycliques musqués. La concentration est même très importante, pouvant monter à plus de 40 % de 15-pentadécanolide dans certaines huiles essentielles de racine. La molécule, plus connue sous le nom d’Exaltolide, appartient au groupe des macrolactones musquées et fut la première de la famille à être découverte, grâce aux recherches de Max Kerschbaum, chimiste chez Haarmann & Reimer aujourd’hui (Symrise), qui l’isole en 1926, justement de l’essence de racines d’angélique.

Cette essence est souvent utilisée par petites touches en parfumerie, mais elle a été mise sur le devant de la scène par Jean-Claude Ellena dans Angéliques sous la pluie pour les Editions de Parfums Frédéric Malle, en 2000, où sa verdeur est associée aux baies roses, à la genièvre et à la coriandre, sur un fond léger de cèdre, et dont les muscs naturels sont accentués par l’Exaltolide synthétique. C’est également le cas de Cycle 001 de Patrice Revillard pour la Maison Violet, où l’angélique souffle sur un fond boisé-musqué doux, vanillé et riche en Ambroxan.

Pour enrichir l’impression végétale de Nuit de bakélite, Isabelle Doyen a employé le vert clair du cis-3-hexénol.

C’est la molécule verte universelle : toutes les plantes froissées exhalent cette phéromone d’alerte qui, à nos narines, sent le gazon. Elle donne ainsi les notes de feuillage frais, d’herbe grasse avec une verdeur presque mordante de vivacité et a été isolée pour la première fois en 1895 par deux chimistes de l’Université d’Utrecht, Pieter van Romburgh et C.E.J. Lohmann dans les feuilles de thé. Si toutes les plantes le fabriquent en petites quantités, peu le produisent en abondance, comme c’est le cas du lentisque pistachier dont l’essence monte à 3 % de cis-3-hexénol. Le parfumeur utilise donc le cis-3-hexénol pur, de synthèse, depuis que Max Stoll et A. Rouvé, chimistes chez Firmenich & Cie, ont réussi à le reproduire en laboratoire en 1938. Ses notes de gazon tondu sont mises en avant dans l’Eau de campagne de Jean-Claude Ellena pour Sisley, ou dans Herba Fresca de Mathilde Laurent dans les Aqua Allegoria de Guerlain.

Cardamome

Dans Nuit de bakélite, la mosaïque de verts kaléidoscopiques est éclairée par un peu de cardamome qu’Isabelle Doyen avait déjà utilisée dans la bougie Le Sac de ma mère d’Annick Goutal, pour alléger la structure de cuir irisé par un départ vif. Les principes odorants de la cardamome, ou Elettaria cardamomum sont présents dans la graine.

Planche botanique de cardamome (Source Wikipedia)

Ses graines peuvent être distillées, ou mieux, sont extraites par le dioxyde de carbone supercritique, technique particulière d’extraction qui est très respectueuse des molécules fragiles, permettant de préserver intacte l’odeur de la matière première. L’extrait de cardamome obtenu avec cette technique est riche en molécules très volatiles, et est donc fugace, agissant principalement dans la tête du parfum. On y trouve majoritairement trois composés.

Près de la moitié de l’extrait est constitué d’acétate d’alpha-terpinyle à l’odeur herbacée, hespéridée, rappelant aussi la lavande, et que l’on retrouve encore en grande quantité dans le laurier. Un tiers de l’extrait de cardamome est représenté par le 1,8-cinéole, avec son odeur médicinale typique de l’eucalyptus, dans l’essence duquel on le retrouve à plus de 70 %. Il est également présent en forte quantité dans l’absolue de tubéreuse, créant ainsi une continuité olfactive entre la tête et le cœur de Nuit de bakélite. Enfin, la cardamome contient du terpinéol dont l’odeur mêle les notes de pin aux facettes florales du lilas et des accents boisés, c’est un composé qu’on trouve en fortes concentrations dans la sauge sclarée, la limette ou la marjolaine.

Cette cardamome est importante dans le départ de Déclaration de Jean-Claude Ellena pour Cartier où elle joue la fraîcheur avec les agrumes, le cumin et les aromates sur fond de vétiver, le tout pour façonner le scintillement cristallin d’un parfum unique.

Bergamote

Pour finir avec cette tige verte qui porte Nuit de bakélite, Isabelle Doyen y a employé une trace d’essence de bergamote, qui souffle sa fraîcheur d’agrume sur ce tourbillon végétal. La bergamote est l’essence, exprimée du péricarpe, ou zeste, des fruits du Citrus bergamia, qui serait issu du croisement d’un oranger amer avec le citron vert, ou lime.

L’essence semble simple, puisque trois molécules représentent plus de 90 % de sa composition. Presque la moitié est ainsi constituée d’acétate de linalyle à l’odeur florale, hespéridée douce, un peu verte, qu’on retrouve en forte proportion dans la lavande. Puis un tiers de limonène à l’odeur douce et fraîche d’orange et 20 % de linalol, molécule à l’odeur florale douce typique du bois de rose dans lequel elle est quasi pure ! Les quelques pourcents restants n’en sont pas moins importants olfactivement, déterminant le profil de la bergamote, son origine, son terroir, et qui en fait une matière incontournable en parfumerie. La dynastie des Guerlain était connue pour sa rigueur dans la sélection des qualités de bergamote utilisées dans leurs parfums, ce qui se comprend aisément lorsqu’on sait que Mitsouko ou Shalimar en contiennent plus de 30 % dans leur formule.

Voici la tige de Nuit de bakélite en place, forte et ligneuse, bien ancrée sur de verdoyantes racines et montant haut dans l’air. Cette hampe va pouvoir porter la tubéreuse, fleur sélénite au calice blessé dans l’éclat lacrymal de l’iris opalescent que nous allons examiner dans le chapitre suivant.

Photo d’illustration principale de l’article : planche botanique d’angélique, Angelica archangelica (Source Wikipedia)

[1Arrêtons-nous un instant sur les éléments biographiques épars à propos d’Yvonne Chrétien-Bessière, une des très rares chimistes femme dans le monde des matières odorantes.
Elle soutient sa thèse de doctorat en 1957 à l’Université de Paris avec pour titre : « Contribution à l’étude de l’alloocimène » .
Dans les années 1970, elle devient chercheure au très réputé Laboratoire de Chimie de l’École Normale Supérieure, 24 rue Lhomond, dirigé par Claude Grison puis par Gérard Linstrumelle.
Dans les années 1980, elle rejoint l’Université de Lausanne, sûrement après son mariage avec Alan Francis Thomas (1928–1992), chimiste chez Firmenich SA. Le couple publie conjointement une série très importante de chapitres sur la chimie des terpènes, ces composés cruciaux des matières premières odorantes naturelles.
En 1988, elle est à la retraite, et vit avec son mari à Borex aux abords du lac de Genève où le couple reçoit ses amis autour de plats français et de concerts de musique de chambre.

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par PwZz, le 27 octobre 2020 à 10:13

Quel excellent dossier, intéressant, fourni, qui nous permet de plonger dans les entrailles de ce parfum... Merci ! :)

Nuit de bakélite est magnifique, puissant, poétique.
Les créations d’Isabelle Doyen sont toutes des odes qui font rêver !

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par Passacaille, le 27 octobre 2020 à 13:49

Bonjour PwZz
Merci à vous, on ne peut rêver plus beau compliment, celui qui nous conforte dans l’objectif qu’on s’était donné, montrer, expliquer, tout ça en profondeur, au delà des communications maigres du marketing, cette marque n’en fait pas vraiment c’était donc intéressant de faire la démarche de rentrer dans le labo d’Isabelle, ravi que cela est trouvé un écho chez vous :)

Oui, Isabelle Doyen est une femme formidable, ses créations sont à son image

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par PwZz, le 27 octobre 2020 à 17:34

Soyez-en donc certain, c’est une réussite. J’apprécierais sans aucun doute vous écouter dans un amphithéâtre, à analyser des parfums en profondeur ;)

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par Kouros, le 20 octobre 2020 à 09:14

Quel casse tête ça doit être par moment de faire un parfum ! On est loin des quelques notes qui figurent sur fragrantica tous comptes faits. C’est un peu comme la musique, toute les notes ne collent pas ensembles et des règles sont à respecter.

Il y a la soupe qu’on nous sert sur les radios mainstream, 3 minutes, 3 refrains, un bpm passe partout, des paroles faciles à retenir. Ce sont les parfums frais qui se ressemblent un peu tous on va dire.

Et il y a les vraies compositions qui peuvent durer 7 minutes, sans forcement avoir de refrain ni paroles, une instrumentale complexe et un mixage pointu. La musique que peu connaissent car il faut chercher pour ça. Ce sont les parfums comme Nuit de bakélite.

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par Jeanne Doré, le 21 octobre 2020 à 10:39

Je trouve votre analogie avec la musique très juste, Kouros, merci !
En effet, c’est toujours bien de rappeler qu’une formule de parfum ce n’est PAS la pyramide, c’est tout un tas de matières et de molécules qui ne disent pas souvent leur nom, mais qui sont là pour la structure, pour la charpente, ou pour construire un accord qui lui, sera revendiqué alors qu’il n’existe en réalité que par l’assemblage fragile et complexe d’autres composés.
La parfumerie c’est beaucoup d’illusion, et donc aussi beaucoup de travail en coulisses.

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