Isabelle Doyen : « Ce que ma mère semblait exhaler à la manière des fleurs était en fait Mitsouko »

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Semaine après semaine, ils sont désormais plusieurs à nous avoir conté leur rapport à une création, et l’influence parfois inconsciente de celle-ci sur leur manière de composer. C’est aujourd’hui au tour d’Isabelle Doyen de prendre la plume pour nous parler du chef-d’œuvre de Jacques Guerlain.

Mes premiers souvenirs olfactifs datent des années 1960. Les femmes, alors, ne se parfumaient pas de façon courante comme aujourd’hui. Le parfum ne faisait donc pas partie de mon univers quotidien, d’autant moins en Polynésie où j’ai grandi. J’avais à peu près 6 ans et dans ce merveilleux univers tropical, pour moi cette sensation qu’on appelle « odeur » – dans l’ignorance je ne la nommais pas ainsi – émanait forcément d’une fleur ou d’une plante.

Pourtant, parfois, quand ma mère sortait le soir, il se passait quelque chose de semblable à la sensation perçue près des fleurs et j’entendais mon père dire : « Ah ! ça sent le parfum ! ». Je m’étais racontée que cela ne pouvait pas être autrement que pour les fleurs ; que ma mère, à certains moments, produisait ce que mon père appelait « parfum », le transpirait peut-être. Malgré tout, je voyais bien que ce n’était pas tout à fait pareil, car les fleurs sentent tout le temps, alors que le phénomène se faisait assez rare sur ma mère. Et puis ses amies aussi, lorsqu’elles venaient dîner à la maison, semblaient dégager la même chose : j’avais l’impression qu’il s’agissait d’une seule et même chose, que l’on nommait donc « parfum » et qui était invisible, comme une âme. J’avais trouvé l’explication : les femmes, en général des mamans, à partir d’un certain âge, produisaient de façon occasionnelle ce truc extraordinaire que mon père appelait « parfum », c’était le parfum. On ne m’a dévoilé le secret que bien longtemps après : ce que ma mère semblait exhaler à la manière des fleurs était en fait Mitsouko. J’ai su plus tard qu’elle alternait parfois avec Femme de Rochas, mais c’est le premier qui m’a vraiment marquée : fascinant, abstrait, et que je verrais bien aussi porté par un homme.

Lorsque le père d’une amie, qui travaillait chez Guerlain, m’a parlé un peu par hasard de l’ISIP [aujourd’hui Isipca, école de parfumerie à Versailles], j’ai immédiatement pensé que j’allais pouvoir comprendre ce qui me semblait presque être une forme de magie. Ma première obsession cependant était plutôt centrée autour de la poire et de la rose, et je la partageais avec Annick [Goutal].  Mais un peu plus tard me sont revenus ces souvenirs de ma mère, de ce qu’était le « parfum » pour moi à l’époque. Et puis un jour, alors que j’étais chez une copine, j’ai senti cette odeur présente dans les notes animales de Mitsouko. J’ai d’abord pensé que cela pouvait être un parfum mais j’éliminais Youth-Dew, que portait mon amie. Pourtant, presque à chaque fois que je revenais chez elle, je retrouvais cette odeur qui me fascinait, comme la « petite phrase de Vinteuil » proustienne qui revient sans cesse. Au bout de quelque temps j’ai compris : elle avait un chat, et c’était lui qui produisait cette odeur-là. Elle était donc réelle, et pas seulement présente dans la création de Jacques Guerlain où elle se cache de manière très subtile. Je la retrouve aussi, depuis, dans la petite mousse verte presque poudreuse qui tapisse le tronc de certains arbres à l’écorce lisse, qui est liée à l’idée de lichen, de poussière ; à la fois sèche et douce.

C’est un thème qui m’obsède, que j’ai exploré dans plusieurs créations : je l’ai cherché dans L’Antimatière de la marque Les Nez, l’ai mis dans Duel et dans la bougie Le Sac de ma mère, désormais arrêtée, chez Goutal ; on le retrouve en filigrane dans le Nuit de bakélite de Naomi Goodsir, quelque part dans les notes de fond. Mon graal serait d’arriver à isoler ce « truc », à la fois animal et magique. L’odeur a quelque chose à voir avec celle d’une transpiration très délicate qui intriguait mon mari lorsque je travaillais L’Antimatière. Je retrouve quelque chose de ce genre dans l’Evernyl, mais il faut lui donner un côté poussière chaude, plus animal aussi. Cette quête tient aussi du fantasme, et tant mieux. Mais peut-être qu’un jour – même si aujourd’hui l’on est plutôt dans la recherche de produits qui cognent, d’efficacité olfactive – apparaîtra une molécule qui me permettra, combinée à l’Evernyl, d’approcher ce subtil mystère. 

Isabelle Doyen, le 15 février 2023.

Visuel principal: © Camille Goutal

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DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

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