Chapitre 8 - Le nez dans la formule : cuir ajusté comme un gant
par Olivier R.P. David, le 29 octobre 2020
- Chapitre 1 - Genèse d’une tubéreuse insomniaque : interview de Naomi Goodsir et Renaud Coutaudier
- Chapitre 2 - Le nez dans les essais : Isabelle Doyen compose Nuit de bakélite
- Chapitre 3 - Une histoire de tubéreuses indociles
- Chapitre 4 - Le nez dans la formule : la tige verte
- Chapitre 5 - Le nez dans la formule : un cœur de fleurs blanches
- Chapitre 6 - Le nez dans la formule : sculpter le cœur floral
- Chapitre 7 - Le nez dans la formule : un cuir verdoyant
- Chapitre 8 - Le nez dans la formule : cuir ajusté comme un gant
Auparfum vous propose un dossier qui présente la genèse, le développement et les rouages d’une création olfactive hors normes, Nuit de bakélite d’Isabelle Doyen pour Naomi Goodsir. Nous terminons aujourd’hui sur l’assouplissement de l’accord cuiré.
Après les goudrons qui enfument le module cuir du parfum, passons aux matières qui l’assouplissent, avec d’abord le Suederal qui vient le déraidir pour lui donner la douceur d’un « gant de suède », puis les résines et une assemblées de matières végétales profondes.
Suederal LT
Le Suederal LT de chez IFF est une matière unique qui possède des accents de cuir doux, décrite comme du cuir de daim, appelé suède. Elle est constituée de dérivés d’acides de résine et de colophane qui ont été hydrogénés et estérifiés. On dit ainsi que c’est un produit hémisynthétique, provenant d’un produit naturel après des transformations chimiques peu importantes. Ces acides résiniques sont des sous-produits de la fabrication de la cellulose par le procédé de Kraft à partir de la pulpe de bois de pin. La colophane, elle, est un résidu de la distillation de l’essence de térébenthine, initialement produit à Colophon en Ionie (actuelle Turquie). Elle sert surtout aux musiciens qui jouent d’un instrument à cordes, qui en frottent leur archet car sans colophane aucun son ne serait produit lors du contact entre le crin et les cordes.
- Application de colophane sur le crin d’un archet (Source : Stamell Stringed Instruments)
Ces deux extraits de résines sont très riches en acide abiétique, à partir duquel le tétrahydroabiétate de méthyle, son dérivé hydrogéné et estérifié, a été préparé dès les années 1920, et qui est donc le principe odorant du Suederal LT. Il contient aussi un peu de palmitate de méthyle (5 %) aux notes grasses évoquant le beurre d’iris. Cette base aurait été mise au point dans les années 1970 par le Dr. Braja Mookherjee, spécialiste des ingrédients naturels chez IFF.
- Molécules de la colophane et du Suederal LT
Le Suederal est en majesté dans Cuir Beluga d’Olivier Polge pour Guerlain, où ses notes de daim s’allient à une vanille crémeuse et à l’héliotrope moelleuse. On trouve encore une généreuse dose de Suederal dans Tuscan Leather de Tom Ford, où le cuir s’habille de notes de framboise et de safran.
Maté
La texture est encore raffinée avec l’ajout de l’absolu de maté, matière qui apporte des notes de thé, avec également une grande sécheresse qui influence donc le rendu du cuir. Le maté est le nom français de la yerba mate connue dans toute l’Amazonie où elle pousse spontanément. L’Argentine, le Chili, le Paraguay, l’Uruguay et le Brésil en sont de grands consommateurs, son nom botanique Ilex paraguariensis marquant cette origine.
- Ilex paraguariensis et poudre de maté (Source : Wikipedia)
L’absolue de maté est une matière très complexe : on peut y trouver presque deux cent molécules, l’identification des composés importants pour son odeur n’est donc pas simple. Les analyses montrent de fortes teneurs en octanal à l’odeur typique du zeste d’orange. La sulcatone, est présente également dans la citronnelle, avec une odeur d’agrume vert, un peu râpeuse, et des nuances fruitées de pomme et de banane. Le (E,E)-2,4-heptadiénal à l’odeur d’herbe, grasse, très végétale et avec des notes de cannelle, rappelle aussi l’odeur de la noix fraîche. La (E,Z)-3,5-octadien-2-one, a elle une odeur de foin vert, herbacée, un peu champignon, un peu fruitée et huileuse, que l’on retrouve d’ailleurs dans l’arôme du café. Enfin, trois matières importantes qui ensemble apportent la note de thé : le nérol qui, sans surprise, présente une odeur de néroli, avec la douceur du magnolia, puis la bêta-damascènone doucement fruitée, à l’odeur de rose enrichie de notes de prune, de raisin et de framboise sucrée, et enfin, les deux ionones alpha et béta. Cet accord très simple, ici présent naturellement dans le maté, est à rapprocher de l’accord thé imaginé par Jean-Claude Ellena, qui associe les méthyl-ionones, la damascone et l’Hedione. Cette dernière prenant la place du nérol naturel pour sa fraîcheur lumineuse, comme on peut le sentir dans son Eau parfumée au thé vert pour Bulgari.
Une très belle utilisation du maté en parfumerie se trouvait dans l’Eau argentine d’Olivia Giacobetti, pour la marque IUNX qui est désormais close ; il faut donc se tourner vers l’Eau parfumée au thé rouge pour trouver la belle astringence du maté, ici traitée par Olivier Polge pour Bulgari.
Styrax
Puis Isabelle Doyen apporte un peu de douceur, tout en donnant de la profondeur, avec du styrax. Provenant de la résine du Liquidambar styraciflua ou orientalis, le styrax associe des notes douces et fruitées avec des facettes plus sombres et balsamiques.
- Liquidambar styraciflua et styrax (Source : Wikipedia)
Même si le styrax utilisé en parfumerie est « destyrénisé », il contient encore du styrène, hydrocarbure qui a pris son nom ; il a une odeur pénétrante, florale et balsamique, mais fortement teintée de facettes de plastique ; il est donc utile de limiter sa quantité dans le styrax pour ne pas le rendre envahissant. Cela laisse la place aux autres molécules pour s’exprimer, comme le 3-phénylpropanol à l’odeur florale, fruitée, épicée, avec des notes de cannelle, de miel et des nuances balsamiques ; molécule que l’on retrouve dans la jacinthe et le narcisse. Puis de l’éthylphénol à l’odeur phénolique et fumée de castoréum, et du cadinol que l’on vient de voir dans le goudron de cade. Les facettes fruitées du styrax sont apportées par les dérivés cinnamiques : le cinnamate de méthyle avec ses odeurs douces de fraise et de cerise, typiques de la fraise des bois, puis l’aldéhyde cinnamique, molécule essentielle de la cannelle qui lui donne son odeur spécifique, et enfin l’alcool cinnamique également présent dans la cannelle, mais qui est plus doux, plus balsamique et vert, presque jacinthe.
On trouve une forte dose de styrax dans le parfums Œillères créé par Marc-Antoine Corticchiato pour Roberto Greco, la résine assurant un fond viril sans masculinité trop marquée, pour porter cette “anti-fleur” où la camomille dialogue avec le pollen de genêt.
Gaïac
Dans la formule de Nuit de bakélite on trouve également du gaïac, autre produit issu d’un arbre précieux dont on tire une huile essentielle par hydrodistillation. Le bois de gaïac est originaire du Paraguay où il est appelé parfois, un peu improprement, Palo Santo, alors que les botanistes le désignent sous le nom de Bulnesia sarmienti (le véritable palo santo, qui est utilisé en fumigations, provient lui du Bursera graveolens).
- Bois de gaïac (Source CITES)
Cette essence, qui se présente sous la forme d’une masse presque solide, comme un miel cristallisé, est riche en guaiol à l’odeur très particulière, décrite comme similaire à la rose-thé, aux accents rosés et boisés, doux et balsamiques, typiques de cette matière. Le guaiol est secondé par le bulnésol, aux accents rosés-épicés sur fond boisé. Le 10-épi-gamma-eudesmol apporte des notes camphrées, proches du géranium, et également boisées. Le gaïac présente aussi des notes fumées et cuirées avec le 4-propylphénol et le gaïacol que nous avons déjà vus, mais ici épaulés par le 4-vinylgaïacol à l’odeur de clou de girofle, fumée et boisée.
En parfumerie masculine, vous trouverez de fortes doses de bois de gaïac dans L’Envol de Mathilde Laurent pour Cartier, ou dans M7 de Jacques Cavallier et Alberto Morillas pour Yves Saint Laurent.
Ciste-labdanum
On trouve ensuite une trilogie de produits issus du ciste-labdanum : absolue de ciste, labdanum et Hydrocarborésine, trois profils olfactifs distincts provenant de procédés de traitement particuliers de la même plante, le Cistus ladaniferus. Cette plante est connue depuis l’Antiquité dans tout le bassin méditerranéen. Sous les fortes chaleurs, elle exsude une gomme sombre à odeur ambrée et balsamique : c’est la résine de labdanum. De nos jours l’exploitation de la plante se fait principalement en Andalousie avec des techniques complexes.
L’absolue de ciste est la plus simple, avec l’extraction par un solvant volatile des jeunes rameaux pour obtenir une concrète, qui est ensuite lavée à l’alcool pour donner l’absolue qui apporte à Nuit de bakélite des notes douces et fruités.
Le labdanum est plus complexe à obtenir, les jeunes rameaux sont plongés dans de l’eau chaude et carbonatée, qui est donc basique, ce qui permet de favoriser l’exsudation de la gomme. Ensuite l’eau est rendue acide par addition d’acide sulfurique, ce qui provoque l’agglomération de la gomme brute, qui se met à flotter à la surface du liquide. La masse pâteuse est essorée et séchée pour obtenir la gomme brute de labdanum. Cette gomme est ensuite extraite avec de l’alcool, et permet d’obtenir le résinoïde de labdanum. Isabelle Doyen en a employé une petite quantité pour apporter des facettes sucrées.
L’Hydrocarborésine est un produit spécifique, commercialisé par la société Biolandes, et obtenu par un procédé tenu secret mais qui impliquerait des distillations et fractionnements de la gomme de labdanum. Elle dégage une odeur intense, aux notes pyrogénées la rapprochant des goudrons, avec des facettes ambrées et cuirées évoquant aussi l’odeur de l’encens brûlé, et complète ainsi les notes fumées de Nuit de bakélite.
- Rameaux en fleur de ciste labdanifère (Source : Davis Landscape Architecture)
La gomme de labdanum est une matière extrêmement complexe, avec plus de 300 constituants connus à ce jour. Le plus frappant est la diversité de molécules qui se retrouvent isolément dans des espèces très différentes du monde végétal et animal, mais qui sont rassemblées ici. On connaît la nature des composants principaux, mais leurs odeurs individuelles sont peu décrites. On y trouve ainsi du lédène à l’odeur décrite comme boisée, sans plus de précision, et que l’on retrouve dans l’huile essentielle de cajeput, ou d’eucalyptus. Le viridiflorol à l’odeur douce de fruits tropicaux, un peu herbacée et mentholée. Il est également riche en cubèbanol, très rare et à l’odeur jamais déterminée. Il en va de même avec le copabornéol, que l’on peut retrouver en petite quantité dans le pin sylvestre, et qui possède une structure moléculaire exotique, intriguant les chimistes, qui ne l’ont jamais purifié et n’en connaissent donc pas l’odeur quand il est seul. Le trans-pinocarvéol à l’odeur herbacée, qui existe aussi dans la sauge ou la camomille. Et enfin, très important, la présence de l’Ambrox et d’autres molécules proches, qui sont communes entre le labdanum, la sauge sclarée et l’ambre gris. Il diffuse l’odeur typiquement ambrée de ces matières, avec un côté sec et boisé, un peu tabac.
Les produits du ciste sont indispensables pour construire l’accord ambre, où il est juxtaposé à la vanille. Le parfum ambré ultime est bien évidemment Amber Absolute de Christophe Laudamiel pour Tom Ford où le monumental labdanum est contrebalancé par une dose massive d’encens qui le vivifie. Autre parfum emblématique, Ambre sultan de Christopher Sheldrake pour Serge Lutens, ou l’accord vanille-labdanum est drapé d’aromates crépitant dans un brasero.
Pour soutenir encore cet aspect ambré, boisé sec, Isabelle Doyen a d’ailleurs employé de l’Ambrox synthétique, vendu sous le nom d’Ambroxan, dont nous avions raconté l’histoire dans le dossier sur L’Heure perdue.
Enfin, après toutes ces matières qui tournent autour de la note cuir par des versants très différents mais formant ainsi une forme définie et précise, finissons par une dernière matière, l’immortelle, qui n’est pas cuirée par elle-même, mais sert à donner une tonalité particulière au cuir de Nuit de bakélite.
Immortelle
Plante typique des rivages de la méditerranée, l’immortelle a le nom botanique d’Helichrysum italicum, et donne différents produits utilisables en parfumerie : l’huile essentielle et l’absolue. Son odeur est très complexe et riche de facettes contrastées, herbacées et vertes au départ. Elle rassemble des notes fruitées, miellées, de tabac et de caramel, avec une forte orientation vers des notes épicées alimentaires, comme le curry et des inflexions chaudes de fève Tonka. C’est une matière qui a une présence forte et chaude, mais d’une grande dureté, et qui apporte beaucoup de sécheresse dans une composition, ce qui implique de bien savoir la manier.
- Helichrysum italicum (Photographe : Abdelmonaim Homrani Bakali)
Son analyse révèle un peu plus d’une centaine de composés, dont les plus importants sont les suivants : l’acétate de néryle, floral-rosé, savonneux et humide avec des notes de poire, accompagné de son cousin, le propanoate de néryle, fruité, floral, un peu vert avec des notes de fruits rouges, de confiture. Le lien olfactif avec le curry vient de la présence de curcumènes, typiques du curcuma, épice qui entre dans la composition du curry. Le sélinénol donne, lui, l’odeur boisée douce, avec des nuances florales vertes, et l’eudesménol, peu connu seul, mais décrit comme boisé. Enfin le valérianol à l’odeur boisée, presque brûlée, typique du bois d’amyris et qui est présent en grande quantité dans la racine de valériane, mais également très important pour le parfum du bois d’oud.
L’immortelle est ici en arrière-plan, dans les coulisses, mais on la trouve sur le devant de la scène dans Sables d’Henri Sorsana pour Annick Goutal où ses torrides ardeurs sont enrubannées dans un langoureux santal. Le bien nommé Immortelle corse de Marc-Antoine Corticchiato pour Parfum d’empire, la fait jouer avec les fruits confits sur une structure chyprée immémoriale.
Nous voici au terme de ce long périple au sein de la formule de Nuit de bakélite, et de nos explorations des molécules présentes dans les matières qu’Isabelle Doyen a employées pour le créer. La neurobiologie a prouvé que pour notre odorat, la senteur d’un mélange n’est en rien l’addition des odeurs des molécules qui le constituent, et que la connaissance des éléments ne donne que peu d’idée de l’odeur de l’ensemble. Il faut donc maintenant nous détacher de toutes les facettes, notes et nuances que nous avons examinées, pour nous plonger dans l’histoire olfactive que Nuit de bakélite donne à sentir, en allant le découvrir, en le portant, en le sentant sur les autres… puis y revenir plus tard, en ayant en tête cette myriade de molécules, chacune étant un instrument dans un grand concert, et essayer alors d’en entendre la voix singulière au milieu de l’orchestre.
Dernière chose : votre nez à toujours raison, le goût olfactif est personnel et propre à chacun, aimer ou ne pas aimer un parfum, ce n’est pas une question de bon ou de mauvais goût mais de préférence, déterminée par la génétique des récepteurs olfactifs, de votre rapports aux odeurs depuis l’enfance et du conditionnement social du milieu dans lequel vous évoluez. Nuit de bakélite peut vous envoûter, vous repousser, vous laisser indifférent, comme cela peut être le cas pour une pièce d’Hildegarde von Bingen, une chanson de Björk, de Barbara ou d’Helen Merrill, une œuvre de Niki de Saint Phalle, un poème d’Emily Dickinson, un film d’Agnès Varda ou une bande dessinée de Nicole Claveloux. Considérez ce parfum comme une œuvre de l’esprit, avec une forme artistique pensée pour être vectrice d’une émotion olfactive forte et singulière, et portant la patte du trio qui l’a créé et inspiré.
…et enfin, comme disait Domenico Scarlatti à la fin du manuscrit de ses 555 sonates : « vivi felice ! » (vivez heureux - heureuse !)
Remerciements :
Isabelle Doyen, Naomi Goodsir, Renaud Coutaudier
Daniel Joulain, consultant SCBZ Conseil, retraité de Robertet SA
Jacques Vaillant, retraité, ancien directeur technique au sein des Fabriques de Laire
Emmanuelle Varron, fidèle lectrice et fondatrice de Mon Bazar Unlimited
Alexis Toublanc, parfumeur et rédacteur pour Nez et Auparfum
ScenTree
The Good Scents Company
Photo d’illustration principale de l’article : Ilex paraguariensis, maté (Source Wikipedia)
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par jovi, le 30 octobre 2020 à 01:35
Merci pour cet incroyable dossier qui a décortiqué à merveille tous les rouages de ce magnifique parfum ! BRAVO
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par Passacaille, le 30 octobre 2020 à 08:43
Bonjour jovi,
Merci beaucoup à vous, on est très heureux et heureuses si la beauté de NdB est plus profonde une fois ces explications données, et que la magie de la conception d’un parfum est moins mystérieuse.
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par Nicolaï L, le 30 octobre 2020 à 14:36
Dossier très intéressant et fouillé, merci. On entre, c’est peu de le dire, dans le vif du sujet : et quel sujet ! Par ailleurs, le fait, sur le plan de la composition, de structurer le parfum en parties de la fleur – autour d’une tige verte soutenue par un cuir très travaillé – change de la sempiternelle déconstruction pyramidale "tête – coeur – fond". Bravo pour ce travail analytique et rédactionnel !
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