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Chapitre 1 - Genèse d’une tubéreuse insomniaque : interview de Naomi Goodsir et Renaud Coutaudier

Chapitre 1 - Genèse d'une tubéreuse insomniaque : interview de Naomi Goodsir et Renaud Coutaudier

par Olivier R.P. David, le 13 octobre 2020

Auparfum vous propose un dossier qui présente la genèse, le développement et les rouages d’une création olfactive hors normes, Nuit de bakélite d’Isabelle Doyen pour Naomi Goodsir. Cette série est née de la même envie de décortiquer un parfum unique comme nous l’avions fait pour L’Heure perdue de Mathilde Laurent pour Cartier.
Nous commençons cette série par un entretien avec Naomi Goodsir et Renaud Coutaudier, les deux fondateurs de la marque.

Naomi Goodsir est une modiste et designer australienne qui réalise chapeaux, sacs, et accessoires de mode variés avec un style unique et marquant. Elle complète cet univers personnel par une ligne de parfums conçus avec l’aide de Renaud Coutaudier.

Comment est née l’idée de faire un, puis finalement cinq parfums pour la marque Naomi Goodsir ?

Naomi Goodsir & Renaud Coutaudier : Nous avons toujours souhaité créer des parfums, avant tout et très égoïstement pour nous. Comme pour nos accessoires de mode, la matière est très importante car elle influence la forme. La présentation des deux premiers, Cuir velours et de Bois d’ascèse, en 2012, lors d’un salon en Italie, nous semblait anecdotique, tant les marques présentes avaient de nombreuses collections de parfums. Nous savions, dès le lors, que nous ne présenterions des parfums qu’au gré de nos inspirations, sans avoir à subir la pression du marché et des « tendances ».

Quelle était l’idée initiale du parfum Nuit de bakélite ?

N.G.-R.C. : Tous nos parfums sont basés sur des matières premières emblématiques de la parfumerie fine. L’encens, le cuir, le tabac, l’iris et la tubéreuse pour n’en citer que quelques-unes. Naïvement, nous souhaitions juste exprimer notre vision créative en collaboration avec nos parfumeurs. Nuit de bakélite, devait être, pour nous, « une autre tubéreuse ». Le marché comptait, d’ores et déjà, de très beaux classiques. De Fracas (Robert Piguet), à Tubéreuse criminelle (Serge Lutens) en passant par Carnal Flower (Editions de Parfums Frédéric Malle), pour n’en citer que quelques-uns. Avec Isabelle Doyen, nous avons exploré différentes pistes. Nous souhaitions que cette tubéreuse soit moderne et avant-gardiste, mais plus que tout, qu’elle reflète le talent d’Isabelle ainsi que notre vision de cette fleur emblématique.

Comment s’est fait le choix du parfumeur ?

N.G.-R.C. : Isabelle Doyen est une amie de longue date. Il faut imaginer que nous parlions de créer un parfum depuis plus de dix ans. Dès lors que l’idée d’une tubéreuse a germé dans nos esprits, nous avons naturellement pensé à Isabelle. Bien avant de la connaître, Renaud portait Sables, l’Eau du Fier, l’Eau d’Hadrien, puis par la suite Encens flamboyant (tous signés pour Annick Goutal) ou encore Turtle Vetiver pour la marque LesNez. Certains de ces parfums n’existent plus et c’est bien dommage. Tout nous attire chez Isabelle Doyen. Sa gentillesse, sa richesse intérieure, sa sensibilité artistique et sa connaissance des matières premières. Sa palette est tellement riche.

Comment êtes-vous entré en contact avec elle ?

N.G.-R.C. : Renaud connaissait Isabelle depuis qu’ils avaient collaboré en 2005 à la création de Bois de citronnier, une bougie parfumée, pour la créatrice australienne Collette Dinnigan, qui à l’époque faisait défiler ses modèles à Paris. Nous sommes restés en contact toutes ces années et savions qu’un jour nous ferions un parfum ensemble.

Nuit de bakélite, le nom était-il connu dès le début du développement ?

N.G.-R.C. : Oui, c’est d’ailleurs pour le moment le seul de nos parfums dont le nom existait avant sa création. Je porte des bracelets en bakélite depuis toujours, c’est l’ancêtre du plastique moderne. Faire le rapprochement entre cette fleur vespérale et sa sève aux accents de latex frais sonnait comme une évidence. À cette époque, il faut imaginer le défi que représentait la création d’une tubéreuse « de plus »...

[En 1907, le chimiste américain d’origine belge Leo Hendrik Baekeland met au point la bakélite, nom commercial de la résine synthétique à base de phénols et de formaldéhyde. Le nom sera frappé en accolant le début du patronyme de l’inventeur Baeke- avec le mot grec lithos : pierre. ]


Naomi Goodsir portant divers bracelets, avec Isabelle Doyen (Source Naomi Goodsir, photo par You by Egobox)

Pour plusieurs personnes (françaises) ce nom rappelle la chanson Sea, sex and sun de Serge Gainsbourg où il parle de « tes petits seins de la bakélite / qui s’agitent » peut-être en référence à l’écrivaine Colette qui comparait la fleur à « un jeune bout de sein » ?

N.G.-R.C. : Nous travaillons toujours avec de la musique. Les chansons de Serge Gainsbourg en font partie… Ses paroles sonnent comme autant de notes. En ce sens, je trouve que la description de Nuit de bakélite par Isabelle sonne juste : « La sève de la tubéreuse, une tubéreuse écorchée, une tubéreuse dans une cage en cuir couverte de verdure, un focus sur le petit pédoncule qui relie la fleur à la tige, le bruit du latex lorsque plusieurs tiges de tubéreuses s’enchevêtrent, la majesté sauvage des tubéreuses perses ».

Lors des rencontres avec Isabelle, y a-t-il des matières qui vous ont particulièrement marquées, même si elles n’ont pas été incorporées dans le parfum final ?

N.G.-R.C. : Des notes de tabac, de lin, de cuir… Nous avons eu la chance de sentir de nombreuses matières. Isabelle connaissait nos parfums et en particulier Bois d’ascèse créé par Julien Rasquinet. C’est pour cette raison que l’on retrouve une note de styrax dans Nuit de bakélite. Le plus difficile consistait à ne pas perdre de vue notre vision première.

Comment avez-vous travaillé avec Isabelle aux différentes étapes du développement du parfum ?

N.G.-R.C. : Des rencontres multiples. Une matière première après l’autre, une soumission après l’autre… Deux visions différentes de la tubéreuse, puis une seule à la fin.

Comment votre ressenti des odeurs, des essais, ont guidé le travail d’Isabelle ?

N.G.-R.C. : Comme tous nos parfumeurs, Isabelle possède une signature propre. Si je devais faire un parallèle avec les arts plastiques, je dirais que les parfums d’Isabelle sont des peintures d’une extrême précision, d’une finesse incroyable et que sa gamme de couleurs est vaste. La différence entre deux compositions peut être imperceptible et pourtant ces deux paysages olfactifs n’ont pas la même luminosité. Isabelle est une magicienne qui peut tout autant exprimer un paysage figuratif, qu’abstrait.

Aviez-vous une idée précise du parfum avant le développement, ou des caractéristiques particulières qu’il devait posséder ?

N.G.-R.C. : Nous savions, d’une certaine manière, ce que nous voulions. Une tubéreuse à peine éclose, fraîche, verte, les prémices d’une « Narcotic Lady ». Une composition à la fois moderne et avant-gardiste. Nous devions traduire, avec Isabelle, cette vision en quelque chose de tangible et de compréhensible. Avoir une idée est une chose, mais pouvoir la réaliser en est une autre. Je me souviens avoir été touchée par les Insomnia Drawings de Louise Bourgeois. Ce travail autour de dessins répétitifs et compulsifs. C’est pourquoi, lors du lancement de Nuit de bakélite, nous parlions « d’insomnie, d’addiction végétale, d’attraction vespérale, de nuit blanche ».


Visuel de la marque pour Nuit de bakélite (Source : Site Naomi Goodsir)

Vous évoquez les Insomnia Drawings de Louise Bourgeois, y a-t-il dans la série, des dessins en particuliers qui seraient représentatifs de ce qui vous touche dans ces obsessions dessinées ?

N.G.-R.C. : Oui, en particulier ceux exécutés au stylo à bille et qui composent des formes abstraites comme des labyrinthes, des cercles concentriques, des boucles ou encore de petits ronds que l’on fait pour s’occuper la main et l’esprit pendant les rêveries. Un peu comme une obsession.


De haut en bas, de gauche à droite : Louise Bourgeois, Insomnia, 1996 (Source : The Museum of Modern Art), The Small Hours de la série What is the Shape of this Problem ?, 1999 (Source : Malin Gallery) et Untitled, no. 68 of 220, de la série The Insomnia Drawings, 1995 (Source : The Museum of Modern Art)

Quelles pistes avez-vous explorées en premier ?

N.G.-R.C. : Nous sommes partis sur deux pistes. L’une figurative, inspirée par la clarté qui perce à travers la brume matinale. L’autre, plus sombre, plus abstraite, avec un plan serré sur le pédoncule et la tige de la tubéreuse. Ensuite, le travail autour de la tige écorchée, dont la sève s’écoule lentement, deviendra notre addiction. Nous étions dès lors dans le détail (à rendre « dingue » Isabelle !) Au fur et à mesure de nos discussions et des essais soumis par Isabelle, nous avancions pas à pas. Nous n’étions sûrs de rien, mais certains d’aller « quelque part ». C’est là que réside toute la patte d’Isabelle. Explorer, ne pas s’en tenir qu’à des certitudes et finalement être à l’écoute des autres. Une grande sensibilité artistique et du talent sont nécessaires. Nous savions, après de nombreuses « soumissions » que nous tenions la bonne composition. Une tubéreuse à vif, une affirmation, une obsession végétale. Tout était là, sous notre nez. Néanmoins, les différences entre les dernières « soumissions » relevaient plus d’ajustements que d’une nouvelle composition. Isabelle préférait l’une, Renaud une autre et moi-même une version « plus sombre ». J’ai suivi mon instinct en demandant à Isabelle s’il était possible d’augmenter la concentration de 12 à 18 %. Nuit de bakélite était là…

Comment avez-vous considéré que le parfum était achevé, tel qu’il devait-être ?

N.G.-R.C. : C’est le plus difficile pour nous, car il demeure toujours une certaine incertitude. Je peux affirmer qu’avec Isabelle, Julien Rasquinet et Bertrand Duchaufour, nous sommes tous dévoués à nos créations. Le « clap de fin » est une décision commune. Nuit de bakélite est un parfum à part, une déclaration. À l’époque nous ne soupçonnions pas qu’il provoquerait tant de réactions.

Comment voyez-vous son articulation avec les autres parfums qui ont été créés pour la marque ? Notamment au regard d’Iris cendré avec qui il partage des éléments ?

N.G.-R.C. : Avec Iris cendré, nous souhaitions également parler aux hommes. Un beurre d’iris chargé en irone, velouté, pas trop poudré, à fortiori racinaire et fumé. Iris cendré, Bois d’ascèse et Cuir velours furent composés par Julien Rasquinet. Isabelle connaît bien Julien et de fait, la note fumée dans Nuit de bakélite est un « clin d’œil » d’Isabelle qui lui est adressé. Tout avait commencé avec Bois d’ascèse, cette fumée radicale et l’utilisation de matières premières comme autant d’affirmations olfactives. Ce fut le cas ensuite avec Or du sérail par Bertrand Duchaufour qui affirme un tabac oriental, terriblement riche.

Quelles personnes ont découvert Nuit de bakélite en amont ? Quels ont été leurs retours ?

N.G.-R.C. : Les réactions étaient incroyables. À ce propos, nous étions tellement heureux de constater, à juste titre, que Nuit de bakélite inspirait des élans littéraires. Certains étaient fascinés dès les premières notes, d’autres ne savaient pas comment appréhender cette composition quelque peu « différente ». Son sillage unique si caractéristique ne laisse pas indifférent. Certains ne trouvaient pas les mots pour qualifier ce parfum et d’autres étaient éloquents.

Que se dit-on lorsqu’on est récompensé pour sa création ?

N.G.-R.C. : Merci, tout simplement ! Une véritable surprise et un honneur. Un grand plaisir aussi et une grande fierté qui ont trouvé leur apogée à ce moment là. Le talent d’Isabelle Doyen était salué, à juste titre, par ses pairs et par la Fragrance Foundation France. Nous sommes très fiers d’elle et quel bonheur cela a été d’avoir Isabelle, sur scène, à nos côtés pour le « Prix des Experts » aux FIFI Awards à Paris en 2018, sans oublier, la même année, The Art and Olfaction Awards à Londres et l’Olfactorama à Paris.


De gauche à droite, Renaud Coutaudier, Isabelle Doyen, Naomi Goodsir (Source : FIFI Awards, ©You by Egobox)

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