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Chapitre 6 - Le nez dans la formule : sculpter le cœur floral

Chapitre 6 - Le nez dans la formule : sculpter le cœur floral

par Olivier R.P. David, le 24 octobre 2020

Auparfum vous propose un dossier qui présente la genèse, le développement et les rouages d’une création olfactive hors normes, Nuit de bakélite d’Isabelle Doyen pour Naomi Goodsir. Cette série est née de la même envie de décortiquer un parfum unique comme nous l’avions fait pour L’Heure perdue de Mathilde Laurent pour Cartier.

Après avoir vu le trio central de fleurs, tubéreuse, fleur d’oranger, ylang-ylang, nous allons examiner les matières qu’Isabelle Doyen a utilisées pour finir de sculpter dans le moindre détail toutes les facettes de ce cœur floral.

Fleurs synthétiques

Elle va ainsi introduire le salicylate de méthyle synthétique combiné au tiglate d’hexényle pour accentuer le départ caractéristique de la tubéreuse, qui fait aussi penser au tiaré. Déjà présent dans l’ylang-ylang et la tubéreuse, le salicylate de méthyle renforce les notes médicinales et mentholées, alors que le tiglate d’hexényle apporte le caractère herbacé à la fleur. Dans la nature, c’est lui qui donne l’aspect végétal au gardénia et à la champaca. Il fait ainsi le lien avec la tige verte, représentant olfactivement le pédoncule de la fleur de tubéreuse, qui après avoir été cueilli en émettant le click sonore caractéristique, pleure sa sève.

Isabelle Doyen fait remarquer que le trio salicylate de méthyle + tiglate d’hexényle + cis-3-hexénol est incontournable dans la transcription des fleurs en parfumerie.

Le linalol, que l’on a déjà vu présent naturellement dans la bergamote et l’ylang-ylang, est ajouté en synthétique pour modeler le caractère floral de la composition. Le nérolidol, qu’Isabelle Doyen adore, est présent pour aider à donner une image de fleur naturaliste, un peu verte, tout en restant neutre. L’essence d’avocat, fruit du Persea americana, en est très riche en nérolidol, avec plus de 90 %, ce qui est aussi vrai, dans une moindre mesure, pour la goyave ou le thym sauvage.

Hedione

Incontournable en parfumerie pour façonner les bouquets floraux, vient ensuite l’Hedione. Isabelle Doyen, qui aime beaucoup ce composé pour sa capacité à donner de la fraîcheur et de l’air à un parfum, l’a employé ici pour le liant qu’il apporte aux notes florales. Cette molécule synthétique extrêmement importante a une histoire riche de rebondissements comme nous l’avions exposé dans Nez #1.

L’Hedione fut découverte par Édouard Demole à la fin des années 1950. On l’avait chargé d’étudier le jasmin et d’y trouver les molécules inusitées, cachées dans son effluve, et qui lui donne son magnétisme incomparable. Il y réussit en octobre 1957, lorsqu’il isole le jasmonate de méthyle à partir de cinq kilos de concrète de jasmin d’Égypte, où il est présent à hauteur de 0,8 %. En 1958, il prépare le composé réduit, le dihydrojasmonate de méthyle (DHJ), qui est plus facile à produire artificiellement et deviendra connu sous le nom d’Hedione avec un brevet déposé le 25 février 1960. Ce nom capture bien l’effet que l’Hedione a sur l’humeur, les preuves neurologiques ayant montré son caractère stimulant, hédonique, sur le cerveau humain. La production démarre en 1961 avec 50 kilogrammes d’Hedione, mais le succès se fait attendre. Roger Firmenich décide alors d’envoyer des échantillons aux parfumeurs réputés de l’époque ; avec bonheur, car en 1966, Eau sauvage d’Edmond Roudnitska est lancée par Dior, avec 2,5 % d’Hedione dans la composition. Son utilisation ira grandissante, conférant volume, transparence et luminosité aux compositions, comme c’est le cas avec les 13 % d’Hedione présents dans Chanel N°19 de Henri Robert, 1978.

Fleur Fruitée

Dans le chapitre n°3 nous avons vu que par le passé, les aspects fruités de la tubéreuse ont le plus souvent été façonnés par les lactones pêche et coco à la Fracas ; ici pas de tubéreuse « lactonique » mais un complexe de matières qui donnent du fruité-charnu à la fleur pour nuancer sa fureur végétale.

Un composé artificiel, le Paradisamide, molécule découverte en 2014 par Alain Alchenberger et Christian Quellet chez Givaudan, permet d’apporter des notes de fruits exotiques, goyave, fruit de la passion avec une légère amertume de pamplemousse. Isabelle Doyen le complète avec les notes vineuses du N-méthyl anthranilate de méthyle, apportant ses notes florales de raisin, qui est présent naturellement dans les agrumes mais est ici utilisé en synthétique.
Enfin, elle utilise une matière naturelle, le davana, pour son odeur fruitée riche et complexe, liquoreuse, mêlant abricot sec, fruits rouges et fruits confits avec des notes de prune et de pêche. Ce davana, qu’Isabelle Doyen aime beaucoup, est une matière singulière par sa composition. Il est obtenu par distillation ou par extraction au CO2 supercritique de l’Artemisia pallens, plante cousine de l’armoise et de l’estragon, qui pousse en Inde où elle est nommée दमनक (dhavanam).

Davana (Source : Wikipédia)

La composition chimique de l’huile essentielle est unique, avec une proportion énorme d’un composé que l’on ne retrouve nulle part ailleurs, la davanone. Cette molécule fascinante par sa structure a été isolée du davana par deux chimistes de la société hollandaise de produits aromatiques Polak’s Frutal Works : G. Sipma et B. Van der Wal, qui en élucident aussi la structure moléculaire en 1968. La davanone confère au davana des notes fruitées, de raisin et de pruneau, avec des notes de liqueur, et des facettes herbacées, mais aussi boisées et animales. Elle est complexifiée par la présence d’esters cinnamiques qui lui apportent des notes balsamiques, de fraise, de cannelle, ou encore miellées.

Or du sérail, un autre parfum de la marque Naomi Goodsir signé Bertrand Duchaufour, utilise une forte dose de davana pour apporter son odeur liquoreuse de vieux whisky à la composition, qui retranscrit un tabac oriental riche et gourmand.

Fleur aqueuse

Après les facettes fruitées de la tubéreuse, Isabelle a travaillé la texture de la fleur en lui conférant une impression un peu humide, aqueuse, grâce à trois matières synthétiques : la Calone associée au Florhydral et au Bourgeonal.

Ainsi, on trouve une « mini-mini trace » de Calone, à l’odeur marine, de pastèque, qui donne son effet d’humidité ruisselante. Elle est découverte en 1966 par les chimistes John J. Beereboom, Donald P. Cameron et Charles R. Stephens de la société pharmaceutique Pfizer alors qu’ils étudiaient des dérivés du Valium. Puis le côté aqueux de la sève est apporté par le Florhydral et le Bourgeonal aux nuances florales transparentes, dites ozoniques, évoquant également le muguet. Le Florhydral est préparé pour la première fois par Alan J. Chalk en 1988 chez Givaudan, alors que le Bourgeonal était d’abord sous le nom d’Isolilial, découverte en 1959 par Julian Dorsky et William M. Easter Junior au sein de la même société.

Ionones

Passons maintenant à un élément très important, les ionones, qui tiennent ensemble les notes florales avec les facettes irisées, et ancrent aussi le parfum dans la base cuirée, jouant ainsi le rôle de clef de voûte, pour maintenir ensemble la fleur de tubéreuse, l’iris et le cuir doux. Les deux isomères disponibles, alpha et bêta, apportent leurs notes de violettes et d’iris, plus fruitées pour la première et tirant sur le cèdre pour la seconde.

Les ionones

Présentes dans presque toutes les fleurs, les ionones sont en forte teneur dans l’odeur de la violette. C’est le chimiste Ferdinand Tiemann de l’Université de Berlin qui réussit en 1893 à les préparer artificiellement en collaboration avec la société Haarmann & Reimer à Holzminden, et les Fabriques de Laire à Paris. Mais c’est la société Chuit & Naef, appelée à devenir bientôt Firmenich, qui parvient à produire les ionones alpha et bêta séparément et pures en 1903, qui seront vendues sous les noms de Violettones A et B. Ces ionones, centrales dans la majorité des parfums avec leurs cousines les méthyl-ionones plus irisées, nous font passer dans le troisième domaine important de la formule de Nuit de bakélite avec l’iris âpre.

Iris âpre

Cette « pièce du puzzle » est directement inspirée de la formule du Sac de ma mère, bougie créée par Isabelle pour Annick Goutal avec l’image très évocatrice de plonger son nez dans un sac de cuir imprégné des odeurs cosmétiques et poudrées d’un rouge à lèvres maternel. Dans Nuit de bakélite, cet iris va donner une atmosphère particulière autour de la fleur de tubéreuse, mais aussi faire le lien avec le cuir qui est l’assise vigoureuse de tout l’édifice.

L’iris est construit avec de l’Irival Oliffac, une base de chez IFF, apportant de puissantes « notes de cuir irisé, âpres, qui donnent du granuleux, du rêche et des aspects verts amers. » Cette reconstitution artificielle est constituée de trois matières. Le composant principal est l’Orivone à l’odeur ravageuse d’iris terreux, sec, avec des inflexions camphrées. Elle a été préparée pour la première fois par Wilbur Lazier, chimiste chez Du Pont de Nemours en 1937. C’est lui qui donne son caractère d’iris implacable à Iris Silver Mist de Maurice Roucel pour Serge Lutens (1994.) L’Orivone est importante car c’est elle qui donne la texture un peu râpeuse et le toucher sec de cet iris. L’Irival contient aussi quelques pourcents d’Iris nitrile, un composé surpuissant à l’odeur d’iris très vert, un peu huileux, qui est encore renforcé par le dernier composant, le myristate d’isopropyle aux facettes grasses de beurre d’iris.

L’Irival est associé à une autre base iris de chez Firmenich, le Parmantheme, qu’Isabelle Doyen utilise pour donner le caractère de « vert-iris, clair ». Cette base qui tire son nom des violettes de Parme, est constituée de trois matières artificielles aux vigoureuses notes de feuille de violette. Le Methyl heptine carbonate (chimiquement le 2-octynoate de méthyle), possédant aussi des aspects verts un peu concombre, et le methyl octine carbonate, plus floral et qui tire également vers le melon. Les deux sont soutenus par le nonadiénal à odeur de feuille de violette, aux facettes huileuses, vertes, et évoquant encore le concombre.

Les deux bases, Irival et Parmantheme, sont encore complétées avec une autre matière de l’univers de l’iris, l’aldéhyde iris ou 2-nonénal, aux facettes vertes, grasses, évoquant une nouvelle fois le melon, le concombre ou la feuille de tomate. Ici ajouté en synthétique, c’est une molécule naturelle que l’on trouve dans les fanes de carotte. Ce qui nous amène à la dernière matière employée par Isabelle Doyen pour régler la lumière irisée, la graine de carotte, qui par ses facettes vertes va aussi constituer un pont olfactif entre la tige et le bloc iris.

Graine de carotte

Cette essence de graines de carotte est obtenue par distillation ou extraction au CO2 supercritique des graines de Daucus carota, la carotte alimentaire. Elle présente une odeur herbacée, irisée et épicée et sa composition inclut une grande quantité de carotol, une molécule caractéristique, accompagnée de caryophyllène et de daucol.

Le carotol a été découvert dans cette huile en 1925 par deux chimistes japonais, Y. Asahina et J. Tsukamoto, mais on ne connaît pas de description très précise de son odeur quand il est pur. Elle est seulement décrite comme douce et plaisante, parfois comme herbacée et épicée à l’image de l’essence dont elle provient. Le caryophyllène, lui, est bien connu avec son odeur épicée et boisée, que l’on retrouve dans le clou de girofle.

Carotte sauvage Daucus carota (Source : informations-documents.com)

La graine de carotte est un élément crucial dans Dior homme original, avec lequel Olivier Polge a façonné la note poudrée masculine qui fait toute la singularité de ce parfum. Un versant plus cosmétique de la graine de carotte a été exploité dans Oriental express par Jean-Christophe Hérault en collaboration avec Olivier Polge pour Mugler.

On voit que ce cœur floral très complexe, calibré dans ses moindres détails par le minutieux facettage opéré par Isabelle Doyen, entretient de forts liens avec la tige verte et, comme nous le verrons dans le prochain et dernier chapitre, est également imbriqué dans le socle de cuir verdoyant. Ce cuir, qui doit gainer au plus près la fleur somnambulique, va nécessiter une multitude de matières scrupuleusement choisies afin d’en ajuster la coupe et la texture pour trouver le tomber parfait, ce qui a demandé un travail phénoménal, « jusqu’à en devenir dingue », comme le dit la parfumeure.

Photo d’illustration principale de l’article : planche botanique de carotte Daucus Carotta (Source informations-documents.com)

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