Auparfum

Épisode 7 - Au bonheur des dames

par Juliette Faliu - Thomas Dominguès (Opium) - Alexis Toublanc, le 30 juillet 2014

(Cet article fait partie de notre Saga Guerlain)

Après avoir survécu, la semaine passée, à l’amour et à la mort dans un parterre de fleurs qui évoquait davantage un jardin bien arrangé tout à fait "à la française" qu’un périple en pleine nature, nous voici emportés dans le "sillage" envoûtant des dames de la Belle-Epoque à Paris.

Toujours en compagnie de nos deux hôtes parfumeurs de la maison Guerlain, nous serons transportés jusqu’à une ancienne boutique Guerlain des Champs-Elysées, (pas encore celle du 68 que nous connaissons aujourd’hui), pour découvrir trois fragrances. Ainsi, nous basculerons d’un sillage Guerlain assez caricatural à un autre avant de nous en éloigner franchement pour découvrir ce qu’a été la tentative d’évocation des clochettes printanières de muguet au début du XXème siècle.
Et, parce que nous connaissons aujourd’hui la parfumerie Guerlain telle qu’elle a évolué durant plus d’un siècle, nous observerons que si certains tics tracent une trajectoire commune à plusieurs parfums, pour au moins un des exemples le présent possède quelques avantages inattendus par rapport au passé...

Mais, alors que nous commencions, entre jurés passionnés, à entamer de nouvelles tergiversations, Thierry Wasser se leva, fit un tour sur lui-même, puis se rassit. "Non, c’était juste pour capter votre attention". Sur ces mots, ce fut Frédéric Sacone qui sourit puis décida de nous présenter une nouvelle création, fraîchement repesée par ses soins avant de nous demander quelle pièce nous allions mettre en avant pour présenter les parfums.

Après le traditionnel petit silence de transition, ce fut Poivre Bleu qui se leva, s’éclaircit la voix puis déclara pour nous parler... cuisine et histoire !

Parfum des Champs-Elysées - Jacques Guerlain, 1904 - par Poivre bleu

En 1904, soit 88 ans avant Angel de Thierry Mugler, Jacques Guerlain introduisait la note « chocolat » en parfumerie. Preuve que dans ce domaine comme partout ailleurs, les influences et les inspirations sont multiples, se croisent et s’éloignent pour se retrouver à nouveau peut-être plus tard, à l’image d’un buisson.
Parfum des Champs-Elysées, a été créé à l’époque pour célébrer l’ouverture de la nouvelle boutique de la maison Guerlain, sur la célèbre avenue, au numéro 68 (qui a été inaugurée en fait en 1912 et a justement fait peau neuve il y a moins d’un an). Les travaux de construction s’étirant en longueurs interminables et retards cumulés, la famille Guerlain fit spécialement créer le flacon « tortue » à cette même occasion, pour marquer d’une touche d’humour (et de dérision ?) cette ouverture tant attendue et désirée qui aura pris plus de huit ans…

Sur le plan olfactif, après son départ plutôt frais et aromatique rappelant à nouveau quelques-uns de ses prédécesseurs, le parfum est comme un nuage poudreux et poudré de cacao noir. Fondu dans un bouquet liquide de jasmin et de fleur d’oranger, il est relevé comme du sucre par les notes terreuses du musc, de la mousse de chêne et du patchouli, qui est peut-être responsable de cette note si cacaotée. La civette donnant la main aux composants qui lui parlent et lui ressemblent sous divers angles, vient fendre la construction de la tête aux pieds pour mieux la faire pénétrer dans les pores de la peau… (On relève ici le caractère transversal et technique de cette matière qui lie les composants entre eux.)
D’une certaine manière, Parfum des Champs-Elysées pourrait rappeler « Le Chocolat des Libertins », une boisson à base de cacao, d’eau, de musc et d’ambre gris que les libertins aimaient consommer au XVIIIe siècle. C’est Elisabeth de Feydeau, ayant largement étudié le sujet et la recette en question, qui nous permet aujourd’hui de découvrir une reconstitution de cette préparation lors de ses interventions, où à travers la bougie Délices des Libertins d’Arty Fragrances, une collection qui évoque les senteurs et les parfums typiques de la cour de Versailles au XVIIIe siècle.

Parfum des Champs-Elysées est suave, lisse et enveloppant par ses notes poudrées en suspension, où l’on trouve de l’iris, de la violette et les incontournables muscs nitrés (qui nous manquent encore plus aujourd’hui, à chaque découverte du passé). Les facettes animalisées des fleurs blanches, de la vanille et du chocolat-patchouli, décuplées par la civette, évoquent sans détours une certaine idée de la gourmandise, entre chair et papilles. Sa texture souple et sa note opaque tapissent les narines comme les arômes du chocolat tapissent la bouche, avec une rondeur et une générosité jubilatoires, sans que jamais ne pointe le sucre. Cependant, cette gourmandise raffinée, qui peut rappeler la bien plus récente Heure Défendue de Mathilde Laurent pour les Heures de Cartier, ne se dévoile réellement qu’à fleur de peau. De loin et en sillage, le caractère du parfum est plus sage, avec juste ce qu’il faut pour intriguer et évoquerait presque une Heure Bleue où la note miellée aurait été remplacée par cette note de cacao aphrodisiaque…

Après cette pause gourmande où poudre de cacao et pollen flottant saupoudrent le nez, il a fallu que Jicky lave le ventre de notre assemblée avec un trou normand surprenant.

Sillage - Jacques Guerlain, 1907 - par Jicky

Après L’Ondée fut le premier chef d’œuvre de Jacques Guerlain. En achevant une esthétique de la tendresse et de la mélancolie pleine de nuances, il mit fin à ses premières recherches d’équilibre et d’émotion pure. Un an après, en 1907, Guerlain sort Sillage. D’une certaine manière, ce parfum rompt avec les créations précédentes de Jacques, à commencer par son nom, puisque Sillage évoque une caractéristique technique de la parfumerie, loin des abstractions poétiques sur la nature, l’amour ou la mort. Enfin, olfactivement, Sillage annonce pour la réelle première fois une structure Guerlain ayant profondément marqué les consciences : celle du parfum ambré, de l’oriental.

C’est que L’Ambre Antique de Coty est sorti deux ans plus tôt, en 1905. Différents dans le rendu et la texture olfactive, les deux parfums sont néanmoins proches dans ce spectre des odeurs chaudes, ambrées, vanillées et douces. Néanmoins, là où le Coty arbore une sécheresse caractéristique, le Guerlain va fondre les notes jusqu’à devenir l’antagoniste de L’Ambre Antique, humidifiant la structure au point de la rendre presque liquide.

De liquide, il en est question dès l’ouverture de Sillage : une impression de rhum liquoreux fulgure comme un flash, avec ses crépitements rieurs et festifs de fruit vaguement confit, cette impression étant soutenue par l’éternel duo que forment la bergamote et la civette. Plus radical par son flamboiement que ses précédentes créations, Sillage paraît presque expérimental dans son traitement de la liqueur, mettant de côté les sensations colorées plus balancées. Néanmoins, quelques matières davantage sèches surgissent d’ores et déjà avec délicatesse. Le clou de girofle densifie le parfum en diminuant l’aspect liquide et en renforçant les facettes plus chaudes. Une impression de fève tonka chocolatée et de myrrhe musquée viennent enrober le parfum dans une structure orientale plus précise. Déjà fini ? Que nenni ! Profitant d’un trou en cœur du parfum, Jacques Guerlain injecte une impression de moiteur très forte en faisant soupirer les fleurs blanches comme le jasmin, la fleur d’oranger et la tubéreuse, mais surtout un ylang très généreux. Presque suintant, cet ylang se lie à l’humidité du départ et au fond plus rond et musqué, permettant d’achever cette nouvelle écriture très caractéristique, de lui donner une cohérence forte que Jacques ne cessera de réécrire.

En effet, Sillage paraît presque être un Guerlain peu distinctif tant il annonce des parfums comme L’Heure Bleue et Shalimar, que beaucoup retiennent comme étant les deux Guerlain de référence (et rayant d’un trait lapidaire tout un pan de l’écriture plus nuancée de cette maison). Mais aussi, Sillage n’est pas si éloigné, avec ses sensations liquoreuses, gourmandes et vanillées de l’image que reflètent les pourtant trop caricaturaux parfums de L’Art et la Matière. Au final, il semble ne pas avoir tant vieilli que cela (il respecte beaucoup des critères commerciaux actuels), et pourrait presque passer pour un Duchaufour à la 1697 de Frapin ou Havana Vanille de L’Artisan Parfumeur, puisque son départ pourrait aussi évoquer le davana par ses facettes de cerise confite trempée dans l’alcool. Quant à la cerise, chers jurés, chers lecteurs, c’est un témoin discret, mais d’aucuns susurrent qu’elle se retrouve mise en avant à nouveau chez Guerlain...

Le jeu sur les textures Guerlain des comparutions d’aujourd’hui finit par s’achever avec le témoignage d’Opium. Pour imposer le silence dans le tribunal, il fit résonner quelques clochettes, puis entama son plaidoyer !

Muguet - Jacques Guerlain, 1908 - par Opium

C’est une bombe ! Et même deux...
Muguet, dans sa version créée au début du XXème siècle, hésite davantage entre la bombe insecticide et la bombe à toilettes qu’avec le joli bouquet printanier de clochettes blanches entourées de feuillage verdoyant.

Une impression de rose montante gavée de citronnelle râpeuse tente de simuler l’illusion des douces clochettes printanières mais, par son nuage toxique ou - pour le moins - très synthétique, n’y parvient que très approximativement.
Après quelques minutes, malgré tout, un effet crème à la rose et au muguet assouplit la composition pour la rendre plus harmonieuse et féminine. À ce moment précis, cette crème au muguet ressemble à un certain pot bleu presque aussi mythique que la marque Guerlain : la fameuse crème Nivea.
"Mélangez n’importe quelles fleurs avec du muguet, n’importe quoi avec du muguet, et vous aurez l’impression de la crème Nivea, ça ne rate jamais !" nous déclare un Thierry Wasser rigolard à nouveau.
Au début du siècle d’ailleurs, Guerlain, en possession du nom "Nivea" le revend à un groupe allemand, permettant, sans le savoir encore, le succès que l’on connaît.

Les évocations peuvent ne pas apparaître très attirantes et donc, ce muguet, qui sent les bombes anti-moustiques et les mauvais accords floraux indistincts cheap pour lieux d’aisance, n’aurait que peu d’intérêt ? En tant que produit destiné à la vente, certainement. Il vaut mieux Lily of the Valley de Penhaligon’s, Diorissimo ou le Muguet qui sort en flacon en édition limitée chaque année chez Guerlain même, chacun parvient en effet bien mieux à évoquer le charme naturel des cloches minuscules.
Mais, dans une démarche muséographique, dont l’une des missions est l’exposition d’œuvres à appréhender selon des critères historiques, expliquant une étape, ce Muguet, aussi vilain soit-il, a l’intérêt de nous révéler un moment de la parfumerie. À la manière dont les créations encore figuratives de certains artistes seront à mettre en relation avec leurs peintures cubistes ou abstraites ultérieures au début du XXème siècle, ce muguet fort abstrait a l’intérêt de nous révéler le cheminement (inverse à celui de la peinture) qui aura été nécessaire avant de parvenir depuis une trop grande abstraction à une meilleure figuration en parfumerie.

Et, lorsque l’on porte intérêt à l’évolution de cette dernière, on a si souvent l’occasion de chanter les louanges d’un passé, malheureusement révolu, plus intéressant qu’un présent déliquescent que l’opportunité rare de pouvoir faire le contraire, et de constater pour une fois qu’on ne fait pas si mal aujourd’hui, ne saurait être un rendez-vous à rater.

La semaine prochaine, les accusés seront beaucoup moins sages que ceux qui ont défilé sous vos yeux ces derniers temps. Place aux mensonges, aux non-dits et aux faux-semblants ! Un chypre qui n’en est pas un, un bouquet qui sent tout sauf la fleur et une candeur machiavélique manipuleront vos pensées, tortureront vos conclusions et brouilleront vos perceptions... D’ici là, restez en vie : qui sait, ces parfums sont peut-être dangereux... ;)

(Cet article fait partie de notre Saga Guerlain)

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Arpège

par Arpège, le 1er août 2014 à 21:25

Merci de nous permettre d’accéder a ces trésors via vos descriptions si précises ! Mon admiration pour Guerlain trouve matière a se nourrir en imagination et lecture de vos ressentis a tous, chacun avec son style propre qui donne tout le charme a ces differents opus.

Je crois vraiment que tout a ete invente en parfumerie par les précurseurs de cette epoque (le cacao par ex) et que ces "traitements" sont revenus en lumière des dizaines et dizaines d’années plus tard. Un come back.
ADN...

J’ai une sensation tres forte d’emotion car ces parfums sont tels des dinosaures que l’on decouvre avec emerveillement. On reconstitue l’Histoire et la creation olfactive depuis les fondamentaux.

Impressionnant !
Bravo a tous

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par Opium, le 6 août 2014 à 19:22

Bonsoir Arpège.
Je m’exprime au nom de mes camarades et de moi-même, nous sommes ravis si cette saga est accrocheuse et utile. Vraiment. ;-)
Si elle est instructive et permet de comprendre certains liens, si elle offre certains éclairages et permet de relativiser certains éléments, alors, tant mieux !
Alors, voici juste un grand merci en retour pour votre enthousiasme semaine après semaine.
Bonne soirée (avec nous sur Auparfum peut-être... ^^)
Opium

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par Arpège, le 6 août 2014 à 23:52

Merci Opium !

Et l’episode 8 ne deroge pas a la regle ! Passionnant.

Et instructif !
Avec la touche fantastique qui annonce le magicien DJEDI.

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par Opium, le 11 août 2014 à 21:07

Bonsoir encore Arpège.
J’accompagne mes camarades dans leurs réponses dans les commentaires de l’épisode 8 de la semaine passée dans quelques instants...
Mais, déjà, merci beaucoup ! Djedi arrive dans deux jours. Mais, Guerlinade, par Jicky, est lui déjà là depuis quelques minutes... ;-)
A tout de suite.
Opium

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par tambourine, le 31 juillet 2014 à 08:58

Hello,

pour sillage, j’avais trouvé une nette ressemblance avec l’Aqua Allegoria Ylang et vanille que je possède, aujourd’hui discontinuée, pour cet aspect fleurs blanchs très ylang sur fond vanillé et baumé. Durant la séance, l’aspect liquoreux et vanillé nous avait aussi évoqué Spiritueuse Double Vanille, dans l’esprit.

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par Opium, le 6 août 2014 à 19:24

Bonsoir Tambourine.
Ce qui est étonnant avec nombre des parfums découverts, ce sont les proximités qui se jouent entre certains d’entre eux avec des compositions plus contemporaines comme celles que tu cites. Cela permet de tracer quelques trajectoires et une trame de similitudes qui permettent de trouver les traits communs à plusieurs parfums. Une sorte de cohérence ou, plutôt, des sortes de cohérences émerge(nt) alors... ;-)
Merci pour ton message.
A trèèèès vite... ^^
Opium

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par Jicky, le 11 août 2014 à 13:12

Salut Tambourine, tu as tout à fait raison, les aspects solaire et liquoreux étaient très caractéristiques de ce parfum et ils évoquent la SDV et Ylang et Vanille. C’est intéressant ce rapprochement avec l’Aqua Allegoria, je n’y aurais pas pensé, mais c’est vrai qu’elle a un petit côté cosmétique œillet fleuri blanc vanillé que l’on retrouve bien dans Sillage, et on peut faire toute une filiation alors avec Baiser Volé EDP qui reprend un peu cette trame poudrée cosmétique lys légèrement vanillé, si on enlève toutes les notes ambrées liquoreuses et musquées.

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macis

par macis, le 30 juillet 2014 à 22:16

Mon premier est gourmand
Mon second est cuivré
Mon troisième est vert et fleuri
Mon tout est un bien joli conte, narré avec verve et talent.

Merci à vous trois.

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par Opium, le 6 août 2014 à 19:27

Bonsoir Macis.
Merci, encore, à vous également !
J’espère que l’épisode de ce soir saura, encore une fois, vous embarquer un peu...
Disons que le conte, ce soir, devrait relever du "fantastique"... Mais, chut, la suite est dans, tout juste, à peu près une heure et demie... ;-)
Bonne poursuite de lecture avec nous... ^^
Bonne soirée.
Opium

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