Episode 13 - L’affaire Mitsouko
par Alexis Toublanc - Thomas Dominguès (Opium), le 10 septembre 2014
- La Saga Guerlain, ça commence demain !
- Épisode Pilote - Le cas Shalimar
- Épisode 2 - Juclassic Park
- Épisode 3 - Jicky à la barre
- Épisode 4 - Un mouchoir et une voilette trouvés après la pluie
- Épisode 5 - La parfumerie en gestation
- Épisode 6 - À travers l’amour et la mort
- Épisode 7 - Au bonheur des dames
- Episode 8 - Le Seigneur des Arômes
- Episode 9 - Première Partie : Guerlinade
- Episode 9 - Deuxième Partie : Djedi
- Episode 9 - Troisième Partie : Sous le Vent
- Episode 10 - Tout feu, tout flamme...
- Episode 11 - Jacques de fin
- Episode 12 - Patte(s) Guerlain
- Episode 13 - L’affaire Mitsouko
- Episode 14 - Epilogue
(Cet article fait partie de notre Saga Guerlain)
"Par le caleçon de Jacques !!! Nous l’avions oubliée !"
Les mouillettes volèrent par centaines, les feuilles s’éparpillèrent, des jurés se retrouvèrent par terre. Puis une voix puissante gronda dans la pièce et imposa sa présence : "Nan mais, oh, dis ! Mitsouko ! Maintenant tu vas te calmer et tu vas poser ton gros derrière chypré à la barre, comme tous les autres. On réservait une surprise à notre tribunal et toi tu trouves rien d’autre à faire qu’une arrivée en mode Maléfique...". Thierry Wasser se rassit en grommelant "Elle m’exhauste !", néanmoins ravi de son effet.
"Ça y est, elle a eu le prix du Patrimoine Olfactif lors de l’Olfactorama 2013 et elle se sent plus vaporiser celle-là..." ajouta-t-il à notre égard en rigolant, tentant de rattraper la petite déconvenue. Rassurée (et un brin honteuse), Mitsouko se recoiffa l’air de rien et se présenta à la barre.
Des fruits, de la mousse, du fun !
La repesée de Mitsouko brille par son éclat fruité immédiat ! C’est que, soutenue par cette bergamote de toujours, la note de pêche resplendit plus que jamais, est entraînée dans ses bras fruités juteux ; et dure, dure pendant une bonne partie de l’évolution. Souriante, le regard teinté de légères notes aromatiques, cette tête nous rappelle qu’avant le maintien plus rigoureux de la structure chypre du fond de Mitsouko, il y a tout un travail sur l’innocence des plaisirs, ce contraste de construction n’étant pas sans rappeler celui du Jicky créé trente ans plus tôt.
Mais, Mitsouko va plus loin dans son rapport avec ses "porteurs". Développant encore plus en profondeur l’effet "grain de peau" par les notes fruitées du départ et celles plus poudrées de l’iris, elle amorce ensuite une vibration mouvementée entre deux protagonistes essentiels, le piment et la mousse de chêne. Nous aurons l’occasion d’entendre ces témoins nous livrer de plus amples détails sur l’affaire tout à l’heure. Enfin, le fond est d’une chaleur étonnante. Chatoyants et soyeux, les muscs apportent beaucoup de souplesse, soutenus par un ambre gris à la voix caverneuse et profonde, à la salive pleine d’appétit.
Soirée mousse
« Pour permettre un meilleur déroulé du procès, nous allons interroger les différentes matières inculpées les unes après les autres. Car, contrairement à ce que certains peuvent croire, les accusés sont nombreux ! » s’exclame Frédéric Sacone avant de faire entrer la mousse de chêne. A l’origine, la mousse utilisée en 1919 était une mousse odorante, spécialité grassoise de Chauvet, Robertet ou encore Charabot, sociétés qui répondaient aux besoins en matières premières des parfumeurs de l’époque. Mousse qu’il a fallu refaire. Car si des mousses certifiées IFRA45 existent bel et bien, « elles sont loin de sentir comme à l’époque ! ». C’est là qu’intervient tout le génie du parfumeur chargé des reformulations... Car il est possible de les retravailler, ces mousses ! « Avec des notes un peu vertes, un poil d’evernyl, des mousses actuelles et en faisant un peu mumuse avec les solvants, on peut faire des miracles ! » souligne Thierry Wasser, pas peu fier. Car l’enjeu est de taille, il faut retrouver toutes les caractéristiques techniques de l’époque, notamment la courbe d’évaporation, identiques à ces mousses d’origines. La mousse IFRA n’a pas la tenue de la mousse de l’époque. Astucieux, le parfumeur de la maison Guerlain révèle qu’il a fallu jouer avec des solvants plus lourds pour augmenter les délais d’évaporation ; tricher en augmentant le poids moléculaire de cette nouvelle mousse pour qu’elle s’évapore de manière identique à celle de 1919 ! « Eh eh ! Pas bête la guê... beille ! L’abeille » , finit Wasser en souriant. Il est fait de même avec les autres accusés : civette, muscs, tout est trituré afin de tenter d’obtenir le même profil olfactif. Les mêmes odeurs, donc, mais aussi avec les mêmes caractéristiques techniques ! Courbes d’évaporation, ténacité, fixation des autres matières, la liste des difficultés effrayerait quiconque ne serait pas sous anti-dépress’Heure Bleue.
Puis, un juré de demander, admiratif : "- Mais... mais pourquoi exécuter tout ça ?"
- Parce qu’on est des chieurs !", conclut un Thierry Wasser triomphal.
Une reformulation pimentée...
"Mais, vous savez, ce n’est pas que la mousse de chêne... qui a eu la peau de Mitsouko. Tout le monde s’est emballé à propos de la mousse de chêne, mais, Mitsouko était en moins bon état depuis bien plus longtemps et pour bien d’autres raisons !" annonce Frédéric Sacone, presque inconscient de la bombe qu’il vient de lâcher. Et le parfumeur junior de faire entrer de nouveaux accusés.
Tout d’abord, le piment se présenta à la barre. Le procès-verbal rapporte qu’il a fallu déjouer les mises aux normes de l’eugénol grâce à un subterfuge sur les concentrations pour pouvoir le réintroduire correctement dans la version de 2013. Le but ? Approcher d’un rendu plus épicé, moins caricatural autour de la seule note fruitée de pêche.
Similairement, la bergamote, comme nous l’avons déjà vu, fut jugée bien trop mince par notre tribunal intraitable. Ne permettant plus de dessiner ce trait d’union essentiel à l’évolution harmonieuse du parfum, il fut rappelé à quel point elle était utile dans la version d’origine : soutenant avec éclat la pêche en tête, la bergamote est aussi nécessaire pour faire le lien avec toute la structure chyprée. Car, il ne faut pas l’oublier, cette matière est une des clefs de voûte du chypre tel qu’il était conçu à cette époque.
Enfin, Frédéric fit entrer les derniers accusés : les muscs. Nous l’avons vu la semaine dernière, Jacques était fada de tous les muscs possibles et imaginables. Alliés à la teinture de civette, ces matières arrivent à se montrer dès la tête, sans pour autant exploser sur le fond, tout en améliorant la fluidité du parfum. Ronronnant tout du long, ils parviennent alors à ne jamais brailler dans un final animalisé caricatural ! Et le musc cétone de plaider non-coupable en prouvant sa bonne foi dans la formule actuelle.
Habemus Mitsouko
La formule actuelle ! Ah ! Les membres du tribunal retrouvèrent leur sérieux lorsque l’heure de comparer les différentes versions fut venue.
Par effet de contraste, l’EdP semble bizarrement beaucoup plus sombre et terreuse, moins musquée et moins chaleureuse. Avec une différence sur l’aspect fruité rieur et ce fond plus souple, le Mitsouko de 1919 paraîtrait presque gourmand ! Malgré tout, il a su retrouver ce fameux effet peau très tactile et granuleux qui faisait tout son charme par rapport au Chypre de Coty. Enfin, il est honnête de constater que toute la profondeur chyprée, apportée par les notes moussues, terreuses, est tout bonnement identique entre les deux versions.
La leçon de l’affaire est sans appel... C’est qu’avant d’identifier un coupable, il faut être certain d’avoir tous les éléments entre les mains. La seule mousse de chêne pouvait bien devenir le coupable rêvé et idéal puisqu’elle manquait cruellement à l’appel en 2005. 2005, une année importante puisque c’est l’une de celles qui connaîtront l’envol des blogs consacrés aux parfums qui permettront de multiplier les échanges et insatisfactions ayant presque valeur de témoignage.
Et, si la moindre mousse de chêne, pourtant essentielle, sera bien un trou béant dans Mitsouko durant des années, la jolie asiatique de 1919 aura connu bien des outrages du temps, chose normale quand on y réfléchit, pour une "femme" de près de 90 ans. Mais, des ornements comme la teinture de civette, de musc, l’eugénol et la bergamote lui faisaient déjà défaut. Et, à l’image du Crime de l’Orient Express, on apprend que le coupable a parfois plusieurs visage...
La semaine prochaine s’annonce toute particulière pour nous... Après presque trois mois à vous raconter, chaque mercredi soir, les aventures de jurés passionnés face au patrimoine d’une maison, il sera temps pour nous de vous livrer l’épilogue de cette Saga Guerlain. Donc, pour la dernière fois, à la semaine prochaine. ;)
Photo tirée du film Le Crime de l’Orient Express
(Cet article fait partie de notre Saga Guerlain)
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par Jicky, le 13 septembre 2014 à 00:32
Merci doudou et TheLittleBox :) en même temps, comme 13 épisodes ça commence à faire beaucoup et qu’il ne fallait pas trop lasser pour cet épisode important, il fallait faire le mieux pour conjuguer efficacité et légèreté ! Merci en tout cas si c’est bien passé ;)
Doudou, le piment est, d’après Wasser, une horreur à reformuler et est très important. J’avoue trouver son utilisation assez fascinante dans ce parfum certes difficile à appréhender, mais si somptueux !
par doudou, le 10 septembre 2014 à 22:16
Aaaaah génial ! Bravo, cet épisode est juste génial !
Je n’ai compris l’importance du piment dans la composition qu’en découvrant l’ancienne version ( merci à mon ange gardien qui se reconnaîtra ), et maintenant il me saute littéralement au nez...Je n’avais jamais identifiée cette note en tant que telle, c’est fou ! Et elle me dérange toujours autant ( crime, je sais), me laissant une sensation de brûlure au palais, une gêne physique.
Mais au moins, à défaut de l’apprécier, je comprends de mieux en mieux Mitsouko.
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par L’incendiaire , le 25 janvier 2015 à 00:46
Je n’ai jamais porté Mitsouko, mais découvrir l’histoire intégrale ainsi que les secrets de la reformulation de ce parfum fut une lecture véritablement passionnante, merci !
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