Mathilde Laurent : « Avec l’Heure perdue, je voulais créer un parfum chimique avec une impression de parfum du XIXe siècle »
par Olivier R.P. David, le 26 juillet 2018
- Naturel et synthétique, l’éternel débat
- Mathilde Laurent : « Avec l’Heure perdue, je voulais créer un parfum chimique avec une impression de parfum du XIXe siècle »
- Au cœur de L’Heure perdue : de la coumarine aux méthylionones
- Au cœur de L’Heure perdue : de l’ambrox à la Muscenone
- Au cœur de L’Heure perdue : de la vanilline à l’isobutyle quinoléine
- Au cœur de L’Heure perdue : musc cétone, héliotropine... et deux absents !
S’il existe un parfumeur qui a exploré de manière approfondie et presque expérimentale la notion de naturel et de synthétique en parfumerie, c’est bien Mathilde Laurent. Avec L’Heure perdue, lancée en 2015 au sein de la collection « Les Heures de Cartier », elle a non seulement proposé une création unique et engagée, mais a surtout rendu un bel hommage à l’utilisation de la synthèse en parfumerie. Entretien.
Olivier R.P. David : Quelle est l’origine de cette idée d’un parfum entièrement synthétique ?
Mathilde Laurent : Le concept était de créer une odeur charnelle à partir de produits synthétiques, une odeur humaine. Les difficultés et les écueils étant d’éviter les perceptions chimiques, pharmaceutiques, alimentaires ou de produits fonctionnels. Je voulais créer un parfum chimique, mais avec une impression de parfum du XIXe siècle.
O.R.P.D : Ce qui aurait pu être le parfum de Jeanne Toussaint ? [1]
M.L. : L’idée initiale n’est pas née de la figure tutélaire et engagée de Jeanne Toussaint, mais j’aime bien l’idée que ce parfum aurait pu être porté par elle.
Le but était vraiment de casser les idées reçues sur le synthétique, de montrer qu’il est olfactivement qualitatif et riche, et que contrairement aux idées admises par tous, le synthétique sent bon, eh oui ! Il y en a marre du naturel qui sent toujours bon ! Et qui justifie à lui tout seul la qualité de n’importe quel “sent-bof”. On voudrait faire croire aux clients que tant qu’il y a de la bergamote de Calabre et de la rose de Grasse dans la fameuse pyramide, le parfum est forcément unique et précieux ! Quand j’étais jeune, on pouvait s’acheter du sent-bon pour une somme raisonnable, on savait ce qu’on achetait, c’était honnête et sans prétention démesurée, mais aujourd’hui il y a beaucoup trop de “sent-bof” !
Et puis, il y avait aussi l’idée de profiter de l’apport des molécules synthétiques pour faire un parfum inédit, un peu comme Edmond Roudnitska l’avait fait avec l’Hedione dans l’Eau sauvage. » [2]
O.R.P.D : D’où lui vient ce nom d’Heure perdue ?
M.L. : Avant de trouver ce nom acceptable par le marketing des parfums Cartier, le parfum s’est appelé L’Heure moléculaire, on pensait aussi à L’Heure abstraite et pendant tout le développement de la formule au laboratoire on parlait de L’Heure chimique. Mais quand on a présenté le parfum achevé à la direction Cartier, en indiquant ce nom, il a eu un blocage : « Non, non, non… mais non, nooooon, oh, non ! » pendant cinq minutes, et c’est long cinq minutes ! C’était impossible de vendre un parfum avec ce nom-là. On a donc trouvé cette idée d’un parfum rendant hommage au passé, fait de réminiscences des molécules du XIXe et du début du XXe siècle, et de faire une allusion à Proust, si sensible aux odeurs.
O.R.P.D : Comment la formule est-elle liée à cette histoire ?
M.L. : On a démarré la première formule avec les molécules de synthèse par ordre chronologique de leurs découvertes et de préparations par les chimistes.
Mais dès le début, j’avais une forme olfactive en tête, une odeur précise que je voulais atteindre, donc beaucoup de matières premières sont sorties de la formule et d’autres y sont entrées. Le développement a été très long, on a exploré plein de chemins, avec plusieurs impasses. La solution est apparue avec l’idée de l’overdose de sacrasol (ou sulfurol) [à l’odeur de lait chaud, ndlr], une molécule ultra-puissante qui tient toute la structure du parfum, comme la clef de voûte sur laquelle s’appuient les autres notes. Au final, c’est la formule numéro 333 qui a été la bonne et on a fini avec vingt-trois matières, toutes synthétiques.
Les premiers essais de l’« Heure chimique » :
Poursuivant l’hommage aux chimistes du siècle passé, nous reviendrons dans les prochains épisodes sur l’histoire de ces molécules, de leur découverte à leur usage.
À suivre...
Portrait de Mathilde Laurent : ©Cartier
[1] Directrice de la joaillerie Cartier et instigatrice du mythique bijou panthère, ndlr
à lire également
par Quelques fleurs, le 21 août 2018 à 16:28
Je suis ravie de lire ce dossier sur l’Heure Perdue. Je trouvais que cette treizième heure avait été un peu délaissée par les parfumistas.
Il fait vraiment partie de mes parfums préférés et remporte un grand succès lorsque je le porte.
Je le trouve merveilleux en hiver. Il apporte la douceur d’un pull en cachemire.
Je garde également un souvenir ému de son odeur dévoilée sous le sèche-cheveux de la coiffeuse.
Bravo pour ce beau travail.
par Manaelle, le 8 août 2018 à 19:14
Ce dossier sur l’Heure Perdue est vraiment passionnant.
Je n’ai pas encore eu l’occasion de sentir ce parfum mais je trouve le parti pris vraiment original.
Surtout à l’heure où beaucoup de marques cherchent la moindre matière première naturelle dans leurs formules pour la revendiquer largement !
Le petit plus : le brouillon de la formule.
On a presque l’impression de comprendre le processus de création. Presque !
par S9, le 30 juillet 2018 à 05:27
Cette interview a aiguisé ma curiosité... je vais donc profiter de mon séjour parisien la semaine prochaine pour aller sentir cette Heure, et re-sentir les autres Heures de Cartier !
Et tout à fait d’accord avec Aberystwyth, ne pas chercher à décrypter de suite les composants, se détacher de ce que l’on sait déjà (trop ?) sur le parfum pour ne prendre en considération que les émotions qu’il procure (ou pas !)... c’est un peu comme regarder un film sans trop avoir lu les critiques presse / spectateurs avant ...
par Garance, le 28 juillet 2018 à 14:49
Je trouve cette interview intéressante, même si j’ai, malgré les nombreuses années où j’ai tenté d’étendre ma culture olfactive, encore du mal à imaginer porter un parfum entièrement construit à partir de molécules de synthèse. Pourtant, j’ai bien en tête les arguments du dossier, mais c’est étrange, je ne parviens pas à dépasser ma réticence première- Même si par ailleurs, je ne cherche pas non plus le "tout naturel".
Toutefois, le concept est intéressant, et j’ai particulièrement aimé le premier essai de L’Heure chimique, il me fait un peu le même effet que les brouillons d’écrivains qu’on peut trouver sur la BnF. A ceci près qu’un autre aspect lui donne à mes yeux un charme supplémentaire : je ne comprends pas tout, et du même coup, l’Heure perdue est un peu à mes yeux l’Heure mystérieuse !
Répondre à ce commentaire | Signaler un abus
par Aberystwyth, le 29 juillet 2018 à 16:20
Bonjour Garance !
Est-ce que je peux me permettre de vous donner un conseil ? Débranchez votre cerveau, allez sentir cette onzième heure, laissez la parler d’elle-même. Peut-être sa valeur intrinsèque non pas en tant que "manifeste" mais en tant que simple parfum saura vous convaincre. On peut être séduit -ou non- par le discours révolutionnaire (même si au final il ne l’est pas tant que cela), mais ce qui compte, c’est finalement quelque chose de très organique : quand je le sens, ce parfum, est-ce que je suis transporté-e ? Est-ce qu’il est beau ? Est-ce qu’il me donne envie de rire, de pleurer, de partir en vacances, d’aller en Russie, au Maroc, au Tibet ?
Et c’est là que le parfum prendra toute son importance. Un parfum synthétique ne sert à rien s’il n’est pas appréciable pour ce qu’il est, qu’il l’est seulement pour ce qu’il représente. Mais si à l’inverse, il se révèle tout aussi évocateur qu’un parfum "naturel" (kof-kof), s’il déclenche la même réaction émotionnelle, qu’il génère la même passion, alors c’est une victoire, qui ouvre un nouveau champ de possibilités et de liberté, pour le parfumeur comme pour le perfumista.
par narcissenoirendeuillée, le 27 juillet 2018 à 14:28
Un peu court cet article, mais intéressant. Pour ceux qui connaissent l’Heure Perdue, est-ce que ce parfum sent le "lait chaud" ?
Répondre à ce commentaire | Signaler un abus
par Vesper, le 27 juillet 2018 à 20:30
Bonsoir,
Pour être bref, la réponse à votre question est "non".
J’avais supplié une collègue qui était à Paris lors de la sortie de cette Heure de m’en ramener une mouillette.
Elle s’est exécutée avec beaucoup de grâce et j’ai glissé le carton pendant une paire de semaines dans la housse en cuir de mon iPad.... qui sent toujours.
L’Heure Perdue est, pour moi, un floral au relents de levure et de vanille un peu synthétique, un peu (beaucoup) poudré.
Très agréable. Sophistiqué. Et un peu envahissant vu son sillage et sa tenue hors compétition.
Répondre à ce commentaire | Signaler un abus
par Galate, le 27 juillet 2018 à 20:38
On ne va pas se plaindre de la tenue et du sillage, c’est devenu si rare. Mais perso je préfère la Panthère légère. La panthère avec la tenue et le sillage de l’heure perdue et j’étais comblée.
Répondre à ce commentaire | Signaler un abus
par Vesper, le 28 juillet 2018 à 20:19
J’avoue que je m’en plains parce que je ne suis pas totalement à l’aise avec cette Heure. Je ne suis pas très "parfum floral". Et j’ai un peu souffert de l’odeur quelle a transmise à ma housse d’ipad et qui se sentait venir de très loin.
Je la porte ce soir, pour le plaisir de revivre le parfum et je dois dire que, sur moi, il est bien moins floral que ce que j’ai senti sur la personne à qui je l’ai transmis.
Moins floral et moins diffusif.
S’il ne m’évoque toujours pas le lait chaud, il a une odeur de levure que je trouve à la fois repoussante, séduisante et fort originale.
par Chanel de Lanvin, le 26 juillet 2018 à 21:06
Passionnant,merci pour cette lecture qui vous fait entrer dans l’univers de M.Laurent et nous sentir presque à ses côtés lors de ses créations.
par Vesper, le 26 juillet 2018 à 16:10
Je l’ai déjà dit à maintes reprises, j’admire énormément le travail de Mathilde Laurent. J’admire énormément Mathilde Laurent.
A l’heure ou Chanel ou Dior (Argh, j’ai écrit Dior) ouvre ses ateliers aux caméras pour que le public constate et convoite le savoir-faire maison, il est toujours rare qu’un parfumeur dévoile sa démarche, ses ingrédients, ses formules.
Quel plaisir donc de lire un article qui va un peu plus loin. De lire les mots d’une artiste qui joue élégamment du mystère de son métier.
par mam’isa, le 26 juillet 2018 à 14:16
Ces dossiers d’été sont vraiment passionnants, et je vous en remercie. Découvrir la note manuscrite de Mathilde LAURENT décrivant les essais du futur parfum Cartier , je trouve cela exceptionnel !
à la une
Smell Talks : Nez en herbe, pour un éveil olfactif
L’association promeut depuis sept ans l’intégration de l’odorat dans l’éducation des tout petits, dans les crèches et les écoles maternelles.
en ce moment
il y a 18 heures
Pardon, il s’agit d’un flacon de 50 ml et non de 75 ml.
il y a 18 heures
Je l’ai acheté sur un coup de tête (ou plutôt de nez !) et en 75 ml. Je ne sais pas ce qui m’a(…)
hier
Un coup de cœur depuis sa récente découverte ! Un chypré fruité, je suis fan de cette note de(…)
Dernières critiques
Infusion de gingembre - Prada
Fraîcheur souterraine
Berbara - Nissaba
À fond la gomme
Palissandre night - Mizensir
Ombres ligneuses
par Adina76, le 22 février 2020 à 12:53
Bonjour à tous,
Vous pouvez retrouver Mathilde Laurent dans cette interview :https://player.acast.com/le-talk-decideurs/episodes/cartier-le-metier-de-nez-est-forcement-une-vocation
Bon week-end !
Répondre à ce commentaire | Signaler un abus
par Duolog, le 24 février 2020 à 00:03
Merci, cela permet aussi de se replonger dans cet excellent article !
Répondre à ce commentaire | Signaler un abus