Au cœur de L’Heure perdue : musc cétone, héliotropine... et deux absents !
par Olivier R.P. David, le 22 août 2018
- Naturel et synthétique, l’éternel débat
- Mathilde Laurent : « Avec l’Heure perdue, je voulais créer un parfum chimique avec une impression de parfum du XIXe siècle »
- Au cœur de L’Heure perdue : de la coumarine aux méthylionones
- Au cœur de L’Heure perdue : de l’ambrox à la Muscenone
- Au cœur de L’Heure perdue : de la vanilline à l’isobutyle quinoléine
- Au cœur de L’Heure perdue : musc cétone, héliotropine... et deux absents !
Dernier épisode de notre tour d’horizon des molécules de synthèse utilisées (ou pas) par Mathilde Laurent dans son Heure perdue. Nous espérons que ce dossier vous aura au moins donné l’envie... de découvrir cette création atypique !
N°10 Musc cétone
Molécule artificielle
Le musc cétone est un adorable dinosaure, le dernier survivant d’une hécatombe qui a éradiqué les muscs nitrés. Cette famille de molécules, dont l’origine remonte aux savants-naturalistes du XVIIIe siècle, prend sa véritable place dans la parfumerie à partir de 1889 avec l’invention du musc Baur qui imite l’effet musqué de la teinture de musc Tonquin. Sans aucune ressemblance avec la muscone qui est le principe odorant du grain de musc naturel, les différents muscs nitrés étaient des produits peu onéreux et très efficaces pour fixer les parfums. À cette époque, cinq étaient employés, le musc xylène, cétone, ambrette, le moskène et le tibétène. De nos jours seul le musc cétone perdure car il ne pose pas de problème avec les normes européennes. L’histoire de sa découverte est rocambolesque et mérite qu’on la narre.
Lorsqu’Albert Baur découvre le premier musc nitré, les brevets sont déposés pour la France, l’Allemagne et les États-Unis, et sont exploités par les Fabriques de Laire et Thann & Mulhouse, cependant aucun brevet n’est déposé aux Pays-Bas. Un jeune chimiste hollandais, Willem Mallmann, décide de tirer profit de cet oubli et de produire chez lui des muscs artificiels, apparemment selon une méthode obtenue par espionnage. Les affaires marchent bien et Willem décide d’agrandir son « usine » et réalise également ses propres recherches pour créer de nouveaux muscs. En 1893, eurêka ! il en découvre un : le musc cétone, il dépose donc un brevet pour gagner honnêtement sa vie. Mais les Fabriques de Laire ont entre-temps déposé les brevets sur les muscs artificiels Baur et xylène pour tous les pays, et en 1895, elles font condamner Mallmann pour leur commerce devenu illégal. En plus de l’amende, la condamnation force Mallmann à s’engager à ne plus produire, ni vendre aucun musc, et pire encore, le dépossède de son brevet sur le musc cétone. Il n’en tient aucunement compte et continue à commercer avec la Russie et la France. La police saisit 200 kg de muscs artificiel dans un de ses entrepôts en 1905, à la suite de quoi la cour de Paris le condamne de nouveau en 1907 pour fraude et commerce illicite. Sa carrière de producteur de musc prend fin en 1910 avec la banqueroute de la société et la vente aux enchères de sa maison.
C’est donc la découverte d’un escroc-inventeur qui nous permet de sentir encore aujourd’hui le musc cétone qui sublime le fond de La Panthère chez Cartier, d’Ambre russe chez Parfum d’empire et de bien d’autres.
N°11 Héliotropine
Molécule naturelle reproduite par l’homme
L’héliotropine, ou pipéronal, a une histoire singulière, et avouons-le une place particulière dans notre panthéon olfactif. Comme l’APE (alcool phényl éthylique), sa découverte est un peu renversée si l’on compare aux produits comme la vanilline ou l’Ambrox. En effet, le pipéronal a d’abord été préparé en laboratoire avant d’être découvert dans la nature. C’est en étudiant le poivre (Piper nigrum) que messieurs Fittig et Mielch décomposent le principe aromatique présent dans les baies, et préparent le pipéronal pour la première fois en 1869. L’odeur de cet aldéhyde est très éloignée du poivre et rappelle celle de l’héliotrope. Effectivement, en 1876, les chimistes Tiemann et Haarmann (décidément Ferdi et Willi sont toujours au cœur des odeurs intéressantes ! [1]) le découvrent dans l’héliotrope, mais aussi la vanille, la reine-des-prés et la nigritelle. La synthèse chimique du pipéronal est applicable à grande échelle peu après, et les usines Schimmel peuvent lancer l’héliotropine sur le marché en 1879.
Cette note pâle, poudrée, douce et mélancolique trouve une utilisation d’une émotion presque déchirante dans Après l’ondée par Jacques Guerlain en 1906. Remis à l’honneur par Dominique Ropion avec Aimez-moi chez Caron en 1996, le thème est ensuite génialement revu en 2003 par Jean-Claude Ellena avec l’Eau d’hiver aux Éditions de parfums Frédéric Malle.
- Wilhelm Rudolph Fittig (wikipédia)
N°Absents : Hedione et Iso E Super
Depuis leur découverte, l’Hedione et l’Iso E Super sont deux matières synthétiques qui font partie des outils de formulation universellement utilisés par les parfumeurs. L’Hedione apporte ouverture et espace à la composition tandis que l’Iso E Super constitue une charpente solide et structurée qui aide à donner une forme au parfum. Ainsi, alors que ces deux ingrédients sont probablement les plus massivement utilisés dans les compositions modernes, leur absence dans L’Heure perdue revêt un caractère d’une exceptionnelle rareté. Un peu comme l’est l’absence de musc dans Terre d’Hermès de Jean-Claude Ellena (2006).
[1] NDLR : Voir nos précédents articles de ce dossier
à lire également
par Petrichor, le 26 août 2018 à 00:03
Merci pour ces articles qui je trouve absolument passionants. :-)
Avec tout ce qu’on lit sur le parfum, c’est bien d’avoir le pan "histoire de la chimie" qui vient avec.
Après tous les aspect subjectifs des avis qu’on lit et les nôtres, un peu de science dure, et du charme de la sérendipité des découvertes, ça fait plaisir.
par Quelques fleurs, le 23 août 2018 à 22:16
Quel formidable dossier ! C’est un magnifique travail en terme de clarté.
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par Passacaille, le 24 août 2018 à 18:02
Bonjour Quelques fleurs,
Merci beaucoup, cela fait d’autant plus plaisir si la clarté est au rendez-vous, c’était notre but, grâce aux corrections et relectures de Jeanne et Dominique.
En espérant aussi que cela vous incitera à découvrir les parfums avec une pensée pour les chimistes qui ont rendu possible l’utilisation de nombreuses matières importantes.
Bonne soirée et sentez poétique ! :-)
par StellaDiverFlynn, le 23 août 2018 à 12:41
Merci beaucoup pour cette série fascinante et éducative sur les matières premières de synthèse !
par Chanel de Lanvin, le 23 août 2018 à 07:25
Un grand merci pour la découverte est explications sur des molécules de synthèse afin de nous faire mieux comprendre le contenu de nos facons quand nous parcourons le détails sur leurs fabrications.
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par Passacaille, le 24 août 2018 à 18:12
Merci beaucoup Beer Luc,
Je suis toujours heureux de lire vos réactions et de voir que nos textes sortis des grimoires font la joie des lectrices et lecteurs :-)
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par Garance, le 25 août 2018 à 08:05
Je ne peux que m’associer aux autres pour chanter les louanges de ce dossier !
J’ai d’ailleurs une curiosité particulière au sujet du musc cétone : j’adore le fond des deux parfums que vous avez cités (même si La Panthère n’est pas un de mes parfums cultes, mais c’est un autre sujet...), et je serais curieuse de savoir si c’est finalement ce musc qui va me pousser à porter particulièrement certains parfums qui ont en commun ce fond à la fois confortable et enivrant : Shalimar, Coromandel eau de toilette, Ombre fauve, Ambre Narghilé ... (Même si bien sûr c’est la qualité extraordinaire de l’ensemble qui me séduit et m’emporte, je ne réduirais jamais naturellement un parfum à un de ces composants.)
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J’ai eu envie de re-sentir Nuit de bakélite grâce au dossier en cours et j’ai maintenant envie de découvrir cette heure perdue. Si seulement j’avais eu la passion des parfums plus tôt... j’aurais su quoi répondre à la question si chiante "qu’est ce que tu veux faire plus tard ?"
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