Parfums maternels : souvenirs intimes
par La rédaction, le 4 juin 2023
Histoires de thés, de commodes, de foulards, de manque ou d’émancipation… Les parfums qu’ont portés nos mères occupent une place à part dans notre mémoire olfactive et nous renvoient chacun à notre propre histoire.
Tous ceux qui, privilégiés, ont un odorat qui fonctionne, ont déjà pu en faire l’expérience : le simple fait de sentir un parfum peut évoquer avec une puissance troublante un souvenir passé, celui d’un proche, d’une époque, d’un instant suspendu – comme une étreinte maternelle. Hirac Gurden, directeur de recherche en neurosciences au CNRS, explique dans Nez #15 Au fil du temps que l’odorat est le « système sensoriel qui a le plus fort taux de connexion à l’hippocampe », cette partie du système limbique impliquée dans notre mémoire à long terme. Et rappelle que « les mémoires olfactives existent dès notre vie intra-utérine ». Ce n’est donc pas si anodin que le parfum soit un cadeau privilégié pour la fête des mères... Mais au lieu de vous conseiller des fragrances à offrir, nous avons demandé aux rédacteurs de Nez et d’Auparfum de nous parler du parfum de leur mère et des souvenirs qu’il convoque chez eux.
Et vous, quel effluve maternel a le plus marqué votre mémoire ?
Jicky jet lag
par Aurélie Dematons
5:00 du matin, de petits tintements se font entendre dans la salle de bain contigüe à ma chambre. Ma mère travaillait chez Air France en horaires décalés, alternant les départs aux aurores, et les retours tardifs. Je me souviens que je l’entendais se préparer discrètement. Dans mon demi-sommeil, j’étais réveillée par une envolée de bergamote et de lavande. Le parfum au nom d’homme et à la signature si reconnaissable se glissait sous la porte pour me chatouiller les narines. Depuis, j’ai toujours associé cette fraîcheur bleutée à l’uniforme marine ceinturé de rouge, dessiné à l’époque par Christian Lacroix.
Elle se parfumait en dernier, si bien que lorsque je sentais la fragrance, elle devait déjà être partie, la lumière avait dû s’éteindre sans que je ne m’en aperçoive, il ne restait plus que ce nuage poudré pour bercer la fin de ma nuit. Vanille, iris, fève tonka… Ma mère m’aura transmis à travers son parfum le goût des belles matières et du voyage…
Bal à Versailles, parfum tabou
par Denyse Beaulieu
Qu’ont en commun Michael Jackson et ma mère ? Ils ont tous deux porté Bal à Versailles de Jean Desprez. Le plus étonnant là-dedans n’est pas qu’ils aient eu un point commun : ils en avaient deux, puisqu’ils avaient tous les deux épousé un Beaulieu (la mère de Lisa Marie Presley, Priscilla, serait ma cousine au énième degré). C’est que ma mère ait possédé un parfum, alors qu’à la maison, pour ne pas incommoder l’odorat trop sensible de mon père, le parfum était tabou. Et qu’elle ait choisi un jus aussi baroque, indécent à force d’être saturé d’odeurs, grandiose j’y-fous-tout civetté qui serait un peu comme l’équivalent olfactif du « Wall of Sound » de Phil Spector. Ce parfum clandestin – planqué dans sa table de chevet, porté quand ? je l’ignore – était à la fois un pied de nez à mon père, et ce qui l’affranchissait de l’hôpital où elle était infirmière. Tous les jours, elle luttait pied à pied contre les ravages qu’inflige la nature aux corps humains. Mais elle voulait aussi la possibilité de l’artifice ; elle voulait Versailles dans toute sa beauté futile ; elle voulait aller au bal.
In love Again, un baiser sur le front
par Clara Muller
L’une des images de mon enfance les plus imprimées dans ma mémoire est celle de ton décolleté lorsque tu te penchais doucement sur moi dans la pénombre pour déposer sur mon front un baiser de bonne nuit. Dans ce décolleté se lovait toujours, tiède en fin de journée, le parfum d’un jardin rempli d’amour. Ce souvenir doux et récurrent doit être très lointain, car j’avais tout juste cinq ans lorsqu’est sorti In Love Again. Son flacon en forme de cœur et son bouchon arlequin t’évoquaient peut-être les costumes de la Comedia dell’Arte et le carnaval de Venise, cette ville que tu aimais passionnément. Et ses notes fraîches de cassis, de baies de sureau noir et de pamplemousse te permettaient sans doute d’échapper un peu à ce bureau qui ne te libérait que tard le soir. Grâce à lui peut-être te promenais-tu en esprit dans ce joyeux jardin plein de fleurs et de fruits... Pour moi, où que tu sois à présent, ce parfum, ton parfum, qui depuis mes plus anciens souvenirs lave mes peines et me console, flottera toujours comme un encouragement dans les heures graves, et une caresse sur les heures légères. Un baiser sur le front avant le sommeil.
First, classe à part
par Béatrice Boisserie
Chacune cherche son chic olfactif et, en cette fin des années 1970, ma mère, jeune prof, même pas 30 ans-deux enfants, trouve le sien dans First, de Van Cleef & Arpels : un bouquet floral électrique, premier parfum joyau, qui élève au rang d’art des effluves de savon - rose et aldéhydes.
Entre Justine de Louis Féraud, qu’elle portait à ma naissance, et Diva d’Ungaro, maman fait une place à ce parfum de luxe, élégant et complexe comme elle. Elle se vit, à mes yeux d’enfant, comme une femme conquérante, pas rapide sur talons hauts, yeux charbonneux et bouche rouge, caractère intègre et immenses exigences.
Bientôt, ce sera l’époque de « Moi d’abord », elle lit déjà Cosmo et Marie-Claire, elle n’est pas complètement femme libérée mais elle y travaille, la charge mentale elle connaît. J’imagine qu’elle aimerait ressembler à Pamela Ewing dans Dallas, mais qu’elle est suffisamment bien élevée pour ne rien laisser paraître de ses aspirations, sauf au nez des plus avertis : avec First, à elle la vie en première classe !
Rive gauche, parfum de l’absence
par Guillaume Tesson
Je devais avoir quatre ans. Entre les heures passées chez la nourrice et l’école, les journées étaient longues. Pour atténuer le blues de la séparation, ma mère eut l’idée, un matin, de me glisser dans la poche un mouchoir en tissu aspergé de son parfum, Rive gauche d’Yves Saint Laurent. L’intention était plus que louable. Mais l’effet fut ô combien contre-productif, puisque loin de me réconforter, l’objet transitionnel olfactif ne fit que renforcer le manque… et mon cafard. Plus de quarante ans après, je me revois sanglotant dans la cour de récréation au milieu des autres enfants, le carré de tissu collé au nez. Rive gauche représente pour moi le parfum de l’absence. C’est drôle : j’ai oublié à quel moment ma mère a cessé de le porter pour adopter Shalimar et je n’ai jamais cherché à le sentir à nouveau.
Thé pour un été, la belle saison
par Sarah Bouasse
Ma mère a toujours été volage. En matière de parfums, je veux dire. Aussi loin que je me souvienne, elle a toujours accueilli sur sa peau un défilé d’odeurs, dont aucune, visiblement, n’a su la rendre totalement fidèle. Cependant, elle a ses favoris. Des « réguliers » dont l’un, quand j’étais enfant, s’appelait Thé pour un été, de L’Artisan parfumeur. Si je me rappelle de lui, c’est qu’il lui allait particulièrement bien. Il y avait une sorte de résonance entre ma petite maman et cette senteur discrètement joyeuse, à la fois douce et fraîche, qui sentait la menthe, le citron, les fleurs : en un mot, la nature. Et puis j’aimais cette inscription verticale sur le flacon, façon tranche de livre. Ce nom presque comme un palindrome : Thé pour un été. Ce parfum n’existe plus mais je l’ai encore dans le nez. Et bien souvent, quand je croise une note de thé, boum : je pense à ma mère.
N°19, vert(e) mémoire
par Cécile Clouet
J’ai quatre ans.
Maman ajuste ses boucles d’oreilles, jette un bref regard à son reflet dans le miroir. Le flacon est là, sur l’imposante commode.
Quelques pschitts. Effluve vert, cinglant, poudré.
La maison résonne de rires, de talons qu’on enfile, du bruissement d’un foulard qu’on ajuste.
Ma respiration se fait toute petite pour retenir le temps, mais c’est l’heure.
Un câlin, un baiser. Ne reste que cette odeur des soirs sans elle, ce parfum bien trop brillant pour être honnête. Et tandis que je m’apprête à me coucher, aldéhydes et galbanum me poursuivent de ce murmure : cette fois, elle ne reviendra pas.
J’ai dix-sept ans.
Je profite de la proximité de mon lycée parisien pour assouvir ma curiosité parfumée. De pauses repas en cours oubliés, un monde s’ouvre à moi.
C’est une après-midi au comptoir Chanel. Un peu d’histoire, Mademoiselle, Ernest Beaux, N° 5, au suivant : le nez sur la mouillette de N°19 et les larmes. En cascade, inextinguibles, un mélange de tristesse indicible et du soulagement de Sherlock Holmes démasquant son coupable. La fiole carrée recelait le mauvais génie, celui qui avait le pouvoir de faire disparaître les mamans.
La vendeuse éberluée essaie bien de me remettre sur les rails : iris, galbanum, élégance et fraîcheur, je n’entends qu’un mot. Absence.
J’ai trente-huit ans.
J’ai à la maison une Boucle d’or de quatre ans. Elle n’a ni le nez ni la langue dans sa poche, ne jure que par Shalimar et a toutes les notes vertes en sainte horreur.
Allez savoir.
Tocade, rose maternelle
par Anne-Sophie Hojlo
Ma mère a porté de nombreux parfums avant lui (Joy, Jardins de Bagatelle, Y) et après (Champs Élysées, l’Eau dynamisante, Mitsouko, Ce soir ou jamais), mais c’est sans conteste Tocade qui m’a le plus marquée. Sans doute car son bouchon géométrique et multicolore me fascinait entre tous dans l’alignement de fioles près du lavabo, et que c’est celui dont je lui ai offert le plus de flacons avec mon frère et mon père. Mais surtout parce que son ample sillage de rose et de vanille, rond, poudré, soyeux, généreux, réconfortant, me semble aujourd’hui encore la définition même d’un parfum maternel.
Miss Dior, parfum de chambre
par Jeanne Doré
Aussi loin que je me souvienne, il y a toujours eu des flacons sur la commode dans la chambre de mes parents. Opium, Paris, Poison et quelques autres trônaient devant le miroir et je venais régulièrement m’en pschitter un peu sur le poignet ou dans le cou. Mais c’est un parfum d’une autre époque qui a occupé une place à part dans la parfumothèque maternelle : Miss Dior – l’original, bien sûr.
Elle l’avait découvert à 24 ans dans la chambre d’une patiente de la clinique où elle travaillait comme infirmière, à Clamart. La dame élégante lui avait fait essayer et, devant son enthousiasme, lui avait ensuite fait acheter le flacon pied de poule au Marionnaud voisin. C’était en 1970, l’année de son mariage. Je l’ai donc toujours connu.
Le comble c’est qu’enfant, il m’évoquait des légumes verts trop poivrés, quelque chose d’inconfortable et de dérangeant. Il m’a fallu grandir pour l’apprécier, puis l’admirer. On ne peut jamais vraiment savoir si on aime un parfum pour ce qu’il sent ou ce qu’il nous évoque. Celui porté par une mère est l’exemple type du jugement non objectif. Je le considère bien sûr aujourd’hui comme une création bouleversante, remarquable et de caractère, mais qui n’est pas faite pour plaire aux petites filles. Je devine ce que la jeune infirmière a dû ressentir en tombant dessus par hasard pour la première fois dans cette chambre blanche, et qui perdure encore aujourd’hui. Et j’ai depuis toujours eu un faible pour les chypres.
Le Feu d’Issey, un thé au soleil
par Jessica Mignot
Depuis quand était-elle posée là, ourlée de poussière, sur l’étagère ? Une petite boule rousse, comme un conte enfantin, à la forme divinatoire, étrangement opaque.
Un jour – je ne sais plus quand –, curiosité oblige, je me suis mise en quête de son contenu : comme un mini casse-tête, il fallait en retirer la partie inférieure pour pouvoir le vaporiser. Intriguée – et un peu coupable de pénétrer ainsi dans l’intimité olfactive maternelle – j’ai résolu l’énigme.
Lacté, chaud, épicé. Tout rond, comme le laissait suggérer le flacon. Ce n’était pourtant pas un parfum : c’était l’odeur de ma mère lorsqu’elle buvait son éternel thé au lait en feuilletant un magazine au soleil, allongée sur une chaise longue en teck.
J’imaginais alors qu’en le superposant à sa peau, on ne sentirait rien de plus que celle-ci. Était-ce parce qu’elle l’avait porté lorsque j’étais enfant, et qu’il s’était tellement entremêlé à ses mouvements que je ne percevais pas qu’il s’agissait d’un ajout, d’une vaporisation accessoire ? Je ne sais pas. Elle en a porté d’autres, que j’ai toujours distingués d’elle.
Disparu des rayons de parfumerie, j’ai dû passer par les marchés parallèles pour m’en procurer une fiole. J’ai ainsi pu en retrouver quelques gouttes pour vérifier en toute objectivité mon constat d’alors, et je peux désormais l’affirmer : ce Feu d’Issey, j’en suis sûre maintenant, ce n’était pas son parfum, c’était bien son odeur, enfermée dans un flacon. Lactée, chaude, épicée.
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Toujours émouvant de lire les témoignages de ces adultes au sujet de leur maman et de la perception qu’ils avaient, à l’époque, au travers de leur parfum.
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Il aime juste prendre mon foulard et me dit que « ça sent maman ».
concernant la mienne, elle est aussi volage que moi. Cherchant désespérément une odeur de patchouli qu’elle a senti en 74… elle accumule les flacons. Si je dois nommer un parfum de mon enfance c’est maroussia ou opium. Opulent et tenace, elle a toujours aimé les orientaux. Il paraît qu’elle a porté l’air du temps … et poison que je me suis approprié à mes 19 ans sans savoir que c’était son parfum à l’époque où j’étais en maternelle !
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