Infusion d’Œillet

C’est peut-être là une des meilleures surprises olfactives de 2015... Un œillet !

Cette fleur, malaimée et jugée désuète (oui, c’est tout juste si l’on ne vous croit pas en route pour l’hospice quand vous avez l’audace de porter L’Air du Temps), est aussi lourde de symboles. Elle est celle que l’on dépose en bouquet sur la tombe d’un défunt, ou qu’on offrait, au XIXème siècle, à une comédienne congédiée. Au Portugal, l’œillet blanc évoque la "révolution des œillets" contre la dictature de Caetano en 1974...

Mais l’œillet, avec ses tonalités crémeuses, poudrées et épicées, constitue aussi une note fondamentale de la parfumerie moderne (qui ne commence pas, rappelons-le, en 2012, avec le lancement de La Vie est Belle, mais bel et bien à la fin du XIXe siècle, avec l’emploi des premiers composants de synthèse).

Oui, cette note, sur-dosée dans les créations des maisons Patou ou Caron (pour ne citer qu’elles), a marqué quelques-uns des plus fameux parfums du XXe siècle : L’Air du Temps, Bellodgia, Fidji, Opium, Chaldée, L’Origan, Après l’Ondée, Tabu, L’Heure Bleue, Le Tabac Blond, En Avion, Bel Ami... La liste semble infinie.

Mais elle s’est peu à peu perdue dans les limbes de la parfumerie, pour des questions de goûts, de modes, de législation également. Et pourtant, contre toute attente, elle a refait surface récemment, revue, revisitée, modernisée et épurée. On pense au fameux Œillet Bengale d’Aedes de Venustas, à Dianthus d’Etro ou à la réédition de l’Œillet Sauvage chez l’Artisan Parfumeur.

La très belle interprétation de Daniela Andrier pour Prada s’en démarque toutefois assez nettement, avec un traitement à la fois neuf et familier.

C’est à un vrai œillet que nous avons affaire. Compact, puissant, giroflé, mais néanmoins épuré, il délaisse ses atours crémeux et gras pour s’assécher rapidement au contact des bois - vétiver et santal - et du patchouli. Le poivre ajoute du piquant et du mordant, et matérialise la fleur, épanouie et charnue. Le tout se stylise délicatement aux côtés d’accords floraux traditionnels, roses et violettes, matinées et en retenue, et du styrax, apportant sa touche baumée et médicinale à une note de fond qui se déploie généreusement.

L’Infusion d’Iris semble avoir été le point de départ de cette fragrance, avec cette trame savonneuse et musquée qui apparaît en filigrane, parvenant à brouiller les pistes en jouant un effet d’abstraction. Intriguant... C’est pour moi du jamais senti ! Très linéaire, peu évolutif, il déploie un sillage immédiatement identifiable, ce qui est, reconnaissons-le, remarquable dans le paysage olfactif actuel. Les matières, modernes et claires, ciselées, parviennent à un effet rétro, suranné, une illusion olfactive qui, à aucun moment, ne bascule dans le nostalgique.

A découvrir (si ce n’est déjà fait), pour se rappeler que créativité et héritage peuvent aller main dans la main.