Office for Men

« Office » : voilà un nom à la fois élégant et étrange. Étymologiquement, il nous vient du latin officium (« fonction », « emploi »), est composé du préfixe ob (« devant », « vers ») et d’une racine dérivée de facere (« faire »). Sa charge poétique ne saute cependant pas aux yeux dans notre belle contemporanéité, alors que ces syllabes à peine susurrées évoquent pêle-mêle les fournitures de bureau, l’humour anglais, les petits logiciels informatiques ou la messe sur France télévision, pour les plus alternatifs.

Équivalent olfactif d’un déjà-vu freudien, cet Office donne autant envie d’en discuter que de n’importe quelle potion aux bois ambrés – c’est-à-dire pas du tout. Cependant, sa présentation comme « le parfum conçu pour faire sortir le PDG qui sommeille en vous » par son cocréateur Jeremy Fragrance, une ancienne pop star allemande devenu le youtubeur parfum au 1,25 millions de « followers », lui donne un aspect ludico-tragique qui peut pousser à y jeter une narine (d’autant plus que, depuis, cinq créations ont suivi ce premier opus, affirmant la démarche créative de notre homme).

Mais d’abord, une petite digression : les critiques, commentateurs, et manipulateurs d’œuvres esthétiques en tout genre, et de parfum en particulier, se trouvent presque inévitablement mêlés à l’aventure de la création. Et pourquoi pas ? Il est bien compréhensible qu’à force de se garnir le nez de tout ce qui circule, les travailleurs du parfum finissent par développer une forme d’expertise autour de leur objet. Cette expertise, doublée ici d’une amitié, là d’un partenariat, ailleurs d’un lectorat ou d’un public fidèle, est susceptible de créer une légitimité, voire un marché, qui peut représenter une porte d’entrée dans la production de parfum lui-même, et non plus le simple discours sur la parfumerie. Quelques exemples ont déjà été évoqués sur ce site : l’autrice et journaliste Denyse Beaulieu est l’inspiratrice de Séville à l’aube de Bertrand Duchaufour, et Jeanne Doré, rédactrice en chef d’Auparfum et de Nez s’est quant à elle fait la cheville ouvrière de l’expérience olfactive 1+1, à laquelle Maurice Roucel, Julien Rasquinet et Mathilde Bijaoui ont pris part. En ce qui concerne le youtubeur Jeremy Fragrance, il s’est attaché les services de Firmenich et Alberto Morillas pour produire Office. De ces trois personnalités et de leurs complices du moment émanent trois types de fragrances tout à fait différentes et, peut-on ajouter avant d’en venir aux mains, trois styles dont les différents co-auteurs médiatiques présentent comme incarnant un point d’aboutissement de leur démarche, une esthétique à défendre.

Ce paysage déployé, au turbin. Sitôt la boîte ouverte, avant même le retrait du capot de cet office, on sent bien qu’il ne va pas falloir faire la narine délicate : la légère exhalaison qui s’échappe déjà du paquet promet un parfum de bonhomme pour les bonshommes qui veulent sentir les hommes, et ce pendant longtemps. En termes plus techniques : boîte et capot sentent déjà les molécules imitant l’ambre gris et les bois secs, comme l’Ambrox et le Cachalox, promis en grosses doses dans la composition. Une fois le jus pulvérisé, c’est un festival de parfumerie bien-pensante qui se déploie et nous attache à une fusée surpuissante, direction les profondeurs de l’open space. La bergamote, brièvement accompagnée de notes fruitées, facette le côté « frais » du projet, un effet baie rose donne un peu de relief au costume, et un cocktail de muscs propres finit de repasser impeccablement une chemise blanche tendue sur des pectoraux de bois ambrés. Ceux-ci écrasent littéralement l’ensemble de la composition tout en lui assurant une tenue de plusieurs jours. Pressez l’atomiseur même à mi-course et tout le staff saura que vous êtes dans la place, pas d’erreur possible. Votre odeur entêtante de cèdre fumé au caoutchouc ne laissera personne indifférent, pour le meilleur et pour le pire.

Dans une sorte d’équation de la superficialité agressive au carré, ce parfum se présente comme un mixte de Bleu de Chanel et Adventus de Creed saupoudré de Sauvage de Dior. Jeremy Fragrance, il est vrai, est un youtubeur passionné de parfums mainstream qui incarnent le conformisme masculin jusqu’à l’angoisse. Il a des étoiles dans les yeux lorsqu’il évoque ces best-sellers dont les publicités étreignent en 4 x 3 les murs de nos villes et dont les molécules imbibent les fauteuils des métros et des salles de réunion. Sa force réside dans la maîtrise parfaite du discours du « winner », et sa capacité à s’adresser aux hommes cherchant à s’affirmer dans le parfum, manquant parfois de confiance en eux ou travaillant à améliorer leur place dans la compétition contemporaine.

Ceux qu’ils nomment sa « fragrance army » lui ont permis de lever près de 800 000 euros de fonds pour son parfum sur la base d’un simple descriptif, soit suffisamment d’argent pour produire plusieurs fois la plupart des fragrances de niche présentes sur le marché. Ce trésor de guerre lui a permis de s’attacher les services d’Alberto Morillas, qui a commis l’objet entre sa collection de colognes pour Mizensir et la délicate série des « Alchemist’s Garden » pour Gucci. Qui peut le plus peut le moins, me direz-vous, ce qui apporte aussi une réponse à une question récursive : « comment financer la création ? », aucune maison de parfumerie ne vivant d’amour et d’alcool dénaturé.

Office est un cocktail archétypal de la parfumerie contemporaine et de son cynisme. On peut s’en indigner, ou essayer d’y voir un signe des temps fluorescent et pompier. Tristement, ce produit et son nom révèlent, avec toute la sincérité monocouche de leur papa influenceur, à quel point cette parfumerie ultra-genrée et codifiée n’a que faire du plaisir esthétique. Elle se présente au contraire comme une production des plus fonctionnelles, une parfumerie devenue un accessoire quasi obligatoire pour les travailleurs de la séduction entrepreneuriale, au guichet de tous les « offices » de notre société. Ironie du sort : ce parfum est sans doute trop puissant pour être porté au bureau, il est d’ailleurs trop cher pour bien des salaires de travailleurs (159 euros les 100 ml). Mieux vaut traîner dehors après l’ondée que de s’entasser dans cet office !