Auparfum

Serge Lutens "Le parfum, seul décide"

par Jeanne Doré, le 23 novembre 2010

Il y a quelques mois, au détour d’un hasard fortuit et inattendu, Serge Lutens a eu la gentillesse de bien vouloir répondre à quelques questions. C’est avec franchise, simplicité et un ton teinté d’humour et de poésie, qu’il s’est prêté au jeu des questions bien senties d’auparfum, qui n’a pourtant pas toujours été tendre avec certaines de ses créations. C’est tout à son honneur ! Je l’en remercie donc, et vous laisse le plaisir de découvrir ses réponses sur des sujets aussi variés que la critique de parfum, sa carrière, Bas de Soie ou les restrictions de l’IFRA...

- Votre personne et votre marque déchaînent les passions sur auparfum et d’autres blogs. Avez-vous conscience de cet effet auprès des gens ? Comment l’expliquez-vous ? Cultivez-vous volontairement un certain mystère ?

Je ne cultive pas le mystère mais si pour certains, par lui, j’existe, qu’y puis-je ? Peut-être est-ce celui du parfum qui agit ? Si j’ôte les chaînes aux passions, quelle plus belle vocation !

Sans doute, ceux qui aiment mes parfums s’y recentrent et s’y ressentent. C’est une réponse à eux-mêmes, mais là, je m’avance, je ne peux donner une explication pour autrui .

- Certains de vos parfums (Nuit de Cellophane, Bas de Soie...) n’ont pas reçu que des critiques élogieuses, en particulier sur ce site. Les avez-vous lues ? Comment appréhendez-vous la critique ?

Appréhender ou selon la définition du dictionnaire : « saisir au corps, saisir par l’esprit ou dans le sens plus courant, envisager quelque chose avec crainte, s’en inquiéter par avance. »

Je prends parfois connaissance des critiques ou plutôt, on me les fait connaître. J’adhère à toute liberté d’opinion et les sites, jusqu’à présent, répondent bien à ce point de vue. S’il y a critique, j’essaie d’en percevoir la nature. Parfois, je la considère gratuite, ou trop éloignée de ce que je souhaitais formuler. En essences, elle rejaillit un peu, non pas sur le parfum, mais mon attitude vis-à-vis de lui. L’ai-je suffisamment affirmé, était-il assez évident ?

- Pouvez-vous nous retracer votre parcours, et expliquer comment votre marque s’est-elle bâtie ?

C’est à l’âge de quatorze ans que je fus placé sans choix - je voulais être acteur - dans un salon de coiffure. « Un grand », comme on dit. J’ai vécu là deux années sans âme, mais, prises avec légèreté. « Séchoir et bigoudis ». Épingles passées au revêche propriétaire, dont l’attitude était encore aggravée par ma réserve…

Vers seize ans, je coupe le premier cordon.
Trop de monde. On me confia une jeune fille aussi triste que moi, et belle par cela. La première mèche tomba et trancha avec mon passé. La confiance naissait. Sa beauté fut ma vengeance, sans doute le devina-t-elle.
Ceci augura un ensemble de prédispositions où le visage deviendrait départ car, de la coiffure au maquillage, il n’y avait qu’un cil naturellement franchi. Un passage au blanc : filles poudrées, cheveux lissés. C’était en mains. Avant de le faire, je ne le savais pas. Passage au maquillage, je deviens « célèbre », d’abord avec Vogue, puis en suite naturelle, par Dior dont j’ai levé les couleurs, que les femmes ont porté en triomphe comme une libération. Ce n’était déjà plus du maquillage, mais une option d’affirmation.

En 1980, je rejoins le groupe Shiseido sous l’étiquette de « Directeur artistique », titre un peu à cheval sur n’importe quoi. Je fus simplement la personne qui fit d’un groupe japonais, une marque, en leur offrant une image.

Les Salons du Palais Royal sont déjà une histoire ancienne. Mon passé ne doit en rien figer. Le flacon ainsi que le décor sont liés au lieu, et la parfumerie - une volonté personnelle, surprenante à l’époque - était un nouveau faire face, utilisant des senteurs marginalisées dans des compositions dignes de poèmes cruels, m’ouvrant un nouveau « chant », après la photographie et le cinéma.

Je regretterais pour ma part que ce lieu et cette tentative pussent générer un snobisme, ce qui ferait mentir l’histoire, risquant de l’enfermer en niche. Enfoncer des portes ouvertes n’est pas le moyen de retrouver l’absolu.

Les flacons - de table - de cette parfumerie exclusive sont attachés au lieu et ne peuvent s’en détacher ; les parfums, eux, peuvent se déplacer à gré dans les deux présentations de flaconnage (table ou poche). Certains comme Ambre Sultan, Fleurs d’orangerChergui  l’ont déjà fait. L’ensemble de ces lignes est signée « Serge Lutens ».

Leur qualité et le choix des essences, les composants sont identiques. Le choix définitif de leur orientation est donné souvent après la conception. L’expression est aussi personnelle dans les deux cas. Serge noire ou Clair de musc n’ont pas à envier les parfums les plus mythiques des Salons et si l’on veut comparer, par exemple : Sa Majesté la rose à Rose de nuit, la complexité de la composition du premier cité, définit plus encore la rose que celle de Rose de nuit qui est plus chatoyante.

Serge Lutens



- Vous êtes unanimement reconnu comme le pionnier d’une certaine parfumerie dite "de niche". Regardez-vous cependant ce que font les autres ? Quelles marques/parfums vous plaisent ?

C’est sans vanité que je vous réponds. Le parfum s’est placé devant moi. Si j’osais dire, il m’a tendu les bras. Je devinais que j’avais quelque chose à y faire, à dire. Avant cela, les parfums ne m’intéressaient pas. Je suis curieux, de tout. Autant la littérature, la peinture, l’architecture, le cinéma, la photographie sont des expressions visuelles qui me complètent. Une fois terminé, le parfum me quitte comme il était venu.
Autant sa gestation est une tension. Il doit avouer. C’est donc le sens que j’apporte à cette parfumerie.

Si je découvre un parfum, c’est toujours en croisant quelqu’un qui le porte, avec qui il fait unité. Il est rare que j’en décèle l’origine... aussi rare, ma foi, que les fois, où je me retourne !



- En sentant Bas de Soie, j’ai pensé qu’il était à la fois très "dans l’air du temps", à la suite d’une série de parfums lancés dans cette même lignée olfactive (Fleur de Liane, Un Matin d’orage, A scent...), et en même temps avec un fond très seventies, très vintage. Comment le décririez-vous ? Assumez-vous d’avoir fait un "parfum à la mode", même si vous êtes connu pour vous moquer des tendances ?


Je ne connais pas les parfums que vous citez et par la question précédente, à ce sujet, je peux vous garantir que les tendances ne sont pas ma préoccupation, sauf les miennes qui ne sont pas toujours dirigeables (tendance à…). Bas de soie est bâti sur un paradoxe et sur une couleur, le bleu mauve. Il associe principalement la fleur de jacinthe et le rhizome d’iris.

Le pivot est mon doute et l’impossibilité de trancher ou donner vainqueur l’une de ces deux séductions, pour les laisser l’une et l’autre dans un équilibre fragile, poudré, évoqué mais jamais prononcé. Un funambule en sorte.


- Cette atmosphère très florale, presque fraîche oserais-je dire, amorcée avec Nuit de Cellophane, et surtout L’Eau, est assez inhabituelle et nouvelle pour la marque, est-ce un virage volontaire, ou seulement un hasard ?

Nuit de cellophane, comme tous mes parfums, m’évoque un instant précis. Là, c’était Kyoto, un jour de fatigue et de décalage horaire, dans la chaleur épaisse d’un mois de juillet et la rencontre opportune de ce jasmin "mandariné", qui à cet instant fut un zeste sur mon esprit pesant.

L’Eau, elle, stagnait en moi depuis la sortie d’Ambre Sultan (1993). Je l’avais alors ébauchée sans en être satisfait. Je désirais pour elle, une fraîcheur durable, comme vous le savez, je suis un « anti-colognialiste ». Une fraîcheur de linge propre qui ne serait pas la restitution d’une odeur recueillie - ce qui relèverait uniquement de l’ordre chimique - mais plutôt de l’impression poétique, qu’elle avait imprimée sur moi, lors de son évocation.
Une émotion se traduit, un parfum n’est pas un citron pressé. Il faut du discernement et une mise en place. En essences, c’est un nouveau parti pris qui me stimule.



- Regardez-vous les résultats des ventes de vos parfums ? Vous arrive-t-il de vous dire que tel ou tel parfum a été décevant pour le public ? Acceptez-vous le fait de vous tromper parfois ? de vous remettre en question ?

Me remettre en question, je le fais tous les jours sur tout. Je connais les réactions et peut les chiffrer, mais cela ne modifie pas mon opinion sur le parfum. Jusqu’à preuve du contraire, mon seul client est le parfum.



- Je ne vous demanderai pas ce que vous pensez des reformulations-amputations imposées par l’IFRA aujourd’hui, vous vous êtes déjà largement exprimé sur le sujet. Pourriez-vous imaginer que certaines marques décident de mettre sur le marché des parfums estampillés "non conformes IFRA" ? Est ce que Serge Lutens aurait le droit, ou la liberté de faire cela ?


Je l’ai déjà envisagé et bien avant cette loi car petit à petit, c’est la farine que l’on retire au boulanger, mais les dossiers à remplir sont si complexes, quelques fois deux ou trois ans sans être sûr du résultat…Cette loi n’est pas toujours justifiée surtout quand il s’agit d’espèces cultivées. Ce n’est pas une volonté de nuire, en les censurant, de la part de l’IFRA mais plutôt, une méconnaissance, un manque d’approfondissement du sujet. Cela dit, je ne désespère pas trouver une solution à ce que je nomme une engeance.

Peut-être un jour verra-t-on apparaître sur l’étui « le parfum tue », « le parfum nuit gravement à la santé ». Tout cela dans la fumée des usines, des voitures ! Deux de mes parfums pourtant réalisés n’ont pu mettre la tête hors de la loi. Peut-être un jour, par cette prohibition, deviendrais-je un pirate ? Pourquoi pas !

- Quels sont vos rapports avec le groupe Shiseido qui détient votre marque ? Vous imposent-ils des contraintes ? Des objectifs à atteindre ? De quelle marge de manoeuvre disposez-vous ?

Mon nom est licencié. J’en reste le propriétaire. S’il y avait contrainte, elle serait l’œuf de la rupture. Les objectifs concernent la Direction de la marque.



- Lorsque vous êtes en cours de création d’un nouveau parfum, faites-vous sentir les différentes étapes à d’autres personnes que Christopher Sheldrake et vous-même ? Qui d’autre est impliqué dans la création d’un nouveau parfum ?

M’immerger tel un sous-marin, m’isoler dans l’idée. Personne, en dehors de Christopher Sheldrake, n’intervient avant la finalisation du parfum. Le parfum, seul décide.


- Travaillez-vous différemment pour les créations des Salons du Palais Royal et pour les parfums Serge Lutens ? A part certainement le prix des matières premières, comment définiriez-vous la différence entre les deux

Je pense avoir répondu à votre question concernant la présentation de la marque Serge Lutens. Souvent, et bien que travaillant un seul parfum à la fois, je cumule les missions et rien, d’avant sa finalisation, ne peut décider de sa destination : l’orphelinat de luxe du Palais Royal – maintenant Serge Lutens - ou la distribution sélective. 



- Que faites-vous lorsque vous ne travaillez pas sur vos nouveaux parfums ?

La même chose que lorsque j’y travaille. Je suis concentré sur un sujet précis, que je ne lâcherai pas avant son aveu. J’écris, je lis…



- Vous avez dit que vous ne vous intéressiez pas au passé, mais quels sont selon vous les parfums les plus emblématiques de votre marque ? Et parmi les autres marques, quels sont pour vous les plus grands parfums des 100 dernières années ?

Les parfums emblématiques de la marque – je n’évoque ni le chiffre, ni la notoriété, mais ce qu’ils ont représentés pour moi, le temps de leur mise en œuvre – sont : Féminité du Bois et sa sœur Cèdre différemment aboutie, Ambre sultan, Chergui, Cuir mauresque et plus intime encore, Serge Noire… ?

A vrai dire, je ne remarque pas les parfums en soi. Par contre, je peux m’attacher à une senteur émise par l’allure ou la détermination d’une personne qui l’enlève, et si ma curiosité m’y oblige, et si l’opportunité m’en est donnée, je lui poserais la question.

Je peux être surpris de la variété de mes goûts, à l’intérieur du mien. Ils se ramifient, je dirais poétiquement.


Propos recueillis en septembre 2010

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Serge Lutens
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dau

par dau, le 25 novembre 2010 à 09:24

J’aime beaucoup Lutens et je pense que sans lui, le monde de la beauté et du parfum serait un peu, beaucoup, diffèrent et probablement moins intéressant.
Pas que je pense qu’il a tout inventé mais il a vraiment su imposer une vision.

 

Maintenant, le coté artiste coupé de tout, c’est un peu agaçant. Franchement, je ne connais aucun parfum, on a du mal à y croire vraiment, même si je trouve bien de préserver le mystère.
Finalement, ce que je voudrais, c’est une interview de Sheldrake aussi qui lui ne pourrait quand même pas nous dire qu’il n’a jamais rien senti avant. (ce serait vraiment trop fort !)

 

N’empêche : bravo pour l’interview : Serge est rare, mais toujours intéressant !

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