Pierre Guillaume : "La parfumerie est l’expression artistique d’une science"
par Clara Muller, le 30 novembre 2015
Chimiste de formation, Pierre Guillaume n’a pas fait l’ISIPCA [1] - et n’a pas de diplôme de parfumeur. Pourtant, depuis 2002, il a créé plus d’une soixantaine de parfums, d’abord pour sa marque, Parfumerie Générale, puis pour Phaedon, et enfin ponctuellement pour d’autres maisons comme Laboratorio Olfattivo. Et tout ça avant d’avoir 40 ans. Parce qu’il est aussi chef d’entreprise et chimiste il sait parler de tous les aspects du métier et du marché, de ses contraintes, de ses défauts, de son évolution. Mais nous nous sommes surtout penchés sur la question de l’art et de la création. Pierre Guillaume ne manque d’ailleurs pas de sensibilité en matière d’art. Il nous parle de ses influences et inspirations, de son goût pour Tamara de Lempicka ou encore pour l’art contemporain.
Auparfum : Vous qui n’avez pas fait l’ISIPCA, comment en êtes-vous arrivé au parfum ?
Pierre Guillaume : J’ai une formation de chimiste et j’ai commencé comme formulateur industriel. Enfant, je collectionnais les matières premières parce que ma grand-mère m’avait un jour rapporté de l’ylang-ylang des Comores. J’ai commencé par acheter des huiles essentielles en pharmacie et en herboristerie, puis j’ai eu accès, grâce à mon travail de chimiste, aux matières de synthèse.
Votre premier parfum, en 2002, a été Cozé, un tabac épicé aux intonations de chanvre indien. Pouvez-vous nous raconter la genèse de cette création ?
Lorsqu’on a diagnostiqué un cancer à mon père, j’ai voulu fabriquer quelque chose qui puisse me rappeler sa présence si un malheur devait arriver. J’ai donc essayé de capturer son odeur. Il ne se parfumait pas. En revanche il possédait une cave à cigares en ébène, garnie de Cohiba et autres Monterrey, non pas pour lui, il n’était pas fumeur, mais pour son meilleur ami lorsque celui-ci lui rendait visite. J’adorais sentir l’odeur emprisonnée dans cette boite. C’est ce que j’ai voulu reproduire. J’ai utilisé 62 ingrédients de ma collection. Puis mon mélange est tombé sous le nez d’une blogueuse qui a écrit un article. Son mari a présenté le parfum à des amis qui ont voulu en acheter. Alors j’en ai fait quelques flacons, et j’en ai aussi un peu vendu dans la boutique de prêt-à-porter tenue par une amie à Clermont. Sur le flacon j’avais noté « C-osé Masculin » et c’est devenu Cozé parce que tout le monde le prononçait comme ça.
Pouvez-vous expliciter les différences entre vos marques et vos collections ?
En 2002, j’ai créé la marque Parfumerie Générale, qui englobe la collection numéraire, la collection sur invitation, la collection Huitième Art et la collection Croisière. Puis, il y a quelques années, j’ai eu l’opportunité de racheter la marque Phaedon pour laquelle j’avais composé quelques notes.
Votre processus de création est-il plutôt synesthésique [2], narratif, émotionnel, ou intellectuel ?
Il est d’abord synesthésique, puis narratif : synesthésique car c’est souvent un objet visuel (photo, tableau, paysage, scène, film) qui m’évoque un « tout » olfactif et émotionnel que je vais ensuite raconter à travers une formule.
De façon générale, par quoi êtes-vous inspiré ?
Il y a toujours de la musique dans le studio, je ne sais pas composer dans le silence absolu mais en revanche la musique est rarement une inspiration, elle influence plutôt la tonalité générale de mon travail, l’humeur du moment : sombre ou joyeuse, énergique ou méditative. Le tableau olfactif que je tente de construire résulte d’une scène ou d’une image soit mentale et fantasmée, soit réelle. Cela peut être à partir d’une photo (comme Bois Naufragé inspiré du Nu au bois flotté de Lucien Clergue), d’un film (comme Querelle inspiré du film de Fassbinder) ou d’un tableau.
- Querelle, Rainer Werner Fassbinder.
J’ai l’impression que beaucoup des parfums de Parfumerie Générale ont en commun une sorte de texture veloutée, une opacité qui en impose. Est-ce volontaire ?
Peut-être est-ce inconsciemment ou juste dû à la peur de ne pas en mettre assez, de me « dé-composer », moi qui ne suis pas issu du sérail… alors j’ajoute, je texturise. Je fonctionne beaucoup par aplats de matière et parfois j’ai envie d’excès. Encore que… après plus de dix années de créations j’observe une évolution dans mes goûts olfactifs, je ne compose pas à 38 ans comme à 25. Moi qui n’avais que peu d’intérêt pour les compositions florales, je me surprends récemment à produire beaucoup d’accords fleuris et j’y prends beaucoup de plaisir. Si j’étais un peintre on parlerait de périodes.
Récemment, vous avez retravaillé plusieurs parfums pour en créer des versions ".1", pourquoi ?
Je suis reparti des mêmes thèmes mais je les ai travaillés dans un état d’esprit différent. J’ai évolué depuis la création de Cozé, donc pour Cozé Verdé mes horizons avaient changé. C’est un travail émotionnel et personnel, mais j’essaye de ne pas être égoïste.
Combien de temps travaillez-vous sur un parfum ?
Cela dépend. Parfois ce sont les parfums que l’ont fait avec spontanéité qui sont les plus réussis. Pour Louanges Profanes par exemple, la formule de base m’est venue en 10 minutes. Ensuite, pris de doute, je l’ai retravaillée pendant un an alors qu’au final le premier jet était meilleur et est celui qui a été commercialisé.
L’IFRA vous a récemment obligé à faire disparaître plusieurs parfums. Qu’est-ce que cela signifie, concrètement, de devoir créer sous contraintes ?
Je préfère parler de règles du jeu plutôt que de contraintes. Parce qu’en tant que chef d’entreprise, je m’impose mes contraintes tout seul au quotidien : j’ai neuf salariés qui dépendent de mes décisions. Artistiquement je peux maintenir un Cuir Venenum, un Papyrus de Ciane ou un Aomassaï au catalogue parce que Isparta, Musc Maori ou Louanges Profanes se vendent bien.
C’est un souci permanent d’équilibre entre la réalité d’un marché dans lequel vos revendeurs vous suivent tant que ce qu’on leur propose fonctionne et l’envie d’inventer et de faire avancer. Concernant les reformulations, j’ai opté depuis le début pour l’abandon, ou du moins la mise en sommeil, d’une composition dont la reformulation est soit impossible soit détectable. Et croyez-moi, quand vous modifiez ne serait-ce qu’un micro truc au parfum d’une personne qui le porte depuis longtemps, elle le remarque vite, alors autant jouer la transparence. D’ici là on bosse et on se creuse les méninges pour contourner l’obstacle. Un parfum peut ainsi revenir en production si on arrive à une solution technique. Un Crime Exotique pourrait être produit à nouveau aujourd’hui… si mes partenaires, c’est-à-dire nos revendeurs, jugent cela pertinent.
J’ai lu dans une interview que vous parliez de « contemplation ». La contemplation, est-ce quelque chose qu’on peut concevoir pour les parfums ?
Cela dépend des circonstances : si l’on crée dans l’absolu ou si l’on crée pour un marché. J’aime créer des parfums uniquement dédiés à la contemplation, non pas conçus pour être portés mais simplement pour être ressentis, contemplés comme un objet d’art. Je le fais chaque année à l’occasion du Pitti Fragranze [3]. Sans contrainte, de l’IFRA ou de performance, je peux oser, flirter avec l’étrange, le dérangeant, je peux interpeller, susciter réflexion, adhésion ou rejet, proposer des pistes. Comme il n’y a pas d’enjeu commercial derrière, je pense au parfum, pas au public, et je crée dans l’absolu. Tandis que si je crée pour un marché, je garde à l’esprit que le public veut porter le parfum, se l’approprier et de ce fait, les notions de performances, de diffusion, de projection ou de sillage sont les vraies contraintes. Ces contraintes techniques vont au final guider la main du parfumeur et le limiter en bornant le processus créatif à la matérialisation technique d’un objectif marketing destiné à conquérir un marché.
Donc selon vous, le parfum peut être une œuvre d’art ?
En fait c’est l’émotion portée par le parfum qui est l’oeuvre d’art. Quelque chose qui laisse froid, est-ce que c’est de l’art ? Le parfum est art quand il déclenche images et émotions, et à cet instant de déclenchement seulement. Donc c’est subjectif.
D’autre part, si on admet que le parfum est une oeuvre d’art, cela implique de le juger comme tel, et de ne pas le juger comme du prêt-à-porter. Dès lors que l’on considère un parfum comme une chose devant répondre à des critères techniques, et qu’on juge ses performances techniques, sa tenue, sa diffusion, son impact, son caractère fédérateur et son évolution sur telle ou telle peau… on le considère comme un produit qui doit se vendre et s’adapter au consommateur, et plus comme une oeuvre d’art. Si on montre un Van Gogh à un daltonien, évidemment ça risque de ne pas fonctionner... Et puis on peut admirer un Van Gogh sans avoir envie d’en posséder un !
Quand je sens Cuir Venenum, je pense à Baudelaire qui disait que « le beau est toujours bizarre ». Quel rapport entretenez-vous avec la laideur, la déconstruction ? L’étrangeté et l’erreur ont-elles leur place en parfum ?
Il y a des laideurs qui sont hypnotiques. Et Cuir Venenum est fondé là-dessus. C’est un parfum qui est très polarisant, on aime ou on déteste... beau ou bizarre, à vous de choisir. J’aime l’idée que parfois c’est à l’acheteur de faire allégeance au parfum…pas l’inverse.
Si vous deviez résumer en quelques mots ce qu’est le parfum pour vous...
La parfumerie c’est l’expression artistique d’une science et cette science c’est la chimie fine. Je suis un peu chimiste et un peu poète. Et lorsqu’on ne crée pas dans l’absolu mais pour un marché, alors le parfum est jute un merveilleux exhausteur de soi.
- Pierre Guillaume
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Propos recueillis par Clara Muller le 5 octobre 2015.
[1] L’Isipca est la plus ancienne école dédiée à la formation (notamment) des parfumeurs. Elle se trouve à Versailles et le cursus classique peut être intégré après une 3e année de chimie
[2] La synesthésie (du grec syn, avec (union), et aesthesis, sensation) est un phénomène neurologique par lequel deux ou plusieurs sens sont associés. Voir sur Wikipédia
[3] Salon italien, se tenant à Florence, et rassemblant près de 300 marques de parfums de niche
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