Jean-Claude Ellena : un compositeur de parfum en conférence
par Jeanne Doré, le 26 octobre 2008
La SFP (Société Française des Parfumeurs) propose tous les mois à ses membres d’assister à des conférences traitant de différents sujets autour du parfum.
Jeudi 16 octobre, le sujet central était Jean-Claude Ellena et son livre [Le Parfum dans la collection Que Sais-je ? paru l’an dernier.
Le « compositeur de parfum », comme il aime à se décrire, était interviewé par la journaliste Antigone Shilling, secondée par son assistante fantasque Irina, qui alternait questions très pertinentes et animations surprises. Les invités présents ce soir-là ont ainsi pu assister à un moment rare, unique, à la fois insolite et précieux : entendre en direct un parfumeur (et pas n’importe lequel) parler de son métier, de sa création et de sa vision de la parfumerie avec simplicité et sincérité. Autant dire, un vrai bonheur.
Au fil des questions d’Antigone, Jean-Claude Ellena a évoqué tout d’abord sa relation avec l’un de ses "maîtres", Edmond Roudnitska , qui lui a donné le goût d’écrire, et celui de la simplicité. Malgré des moments de désaccords entre eux, notamment sur la notion de "beau", ils finirent par se réconcilier, et c’est Ellena qui fit l’éloge funèbre du maître parfumeur à Cabris en 1996.
Ellena et la critique de parfum
Lorsqu’Antigone, mentionnant que la critique de parfum était inexistante aujourd’hui sauf dans les blogs et aux Etats Unis, l’interroge sur sa position à ce sujet, Ellena répond que c’était un souhait de sa part de la voir se développer. Considérant le parfum comme un art, il y avait donc nécessité d’une critique.
Il a toutefois précisé que celle-ci devrait être écrite par des personnes qui aiment le parfum, qu’elles l’expriment avec haine ou amour. Arguant que son développement ferait certainement avancer la parfumerie, il conclut en signalant qu’il trouvait les blogs français sur le sujet très intéressants. Par ailleurs, il nous a appris qu’Hermès avait mis en ligne un site invitant les internautes à écrire sur les parfums, et il était surpris du nombre et de la qualité des textes comptabilisés en très peu de temps (400 en 3 semaines).
La parfumerie un art... les parfums, des produits ?
Abordant le sujet du droit d’auteur comme reconnaissance de l’œuvre d’un artiste, Ellena a évoqué les industriels qui refusent de donner le noms des parfumeurs, car selon lui, ils considèrent le parfum comme un produit et non pas comme une œuvre.
Une question sur la parfumerie de niche lui a donné l’opportunité de se positionner fortement en sa faveur, la définissant comme « un espace de liberté pour les parfumeurs ». Il en a profité pour lancer un message aux industriels (peut-être présents dans la salle ?) : « Laissez-les vivre, surtout ne les rachetez pas ! » Laboratoires d’idées pour le futur, ils cessent de l’être s’ils ne sont plus indépendants.
Ellena a émis un regret sur l’internationalisation des parfums, et ce principe chez les industriels de travailler avec des “réserves” de parfums créés à l’avance , qui vont ensuite alimenter un ensemble de marques suivant les besoins, contrairement à un développement personnalisé et sur-mesure. Si c’est selon lui fiable d’un point de vue économique, cela ne l’est guère d’un point de vue créatif, en conduisant à une réponse uniformisée et similaire chez toutes les marques.
Après une petite série de dégustation en aveugle de boulette d’avène, radis farci au shiso et fromage de soja japonais fermenté (yeux bandés et faux nez en plastique aidant !), le public a été invité à poser ses questions.
Travail en équipe et marketing
A l’évocation du travail en équipe des parfumeurs, Ellena a répondu qu’il n’y était pas favorable, celui-ci entrainant une dilution de la création : « à la fin, on bâtit un produit, est-ce encore un parfum, je ne sais pas ?... » Selon lui, chaque parfumeur rajoute « son petit truc à lui », à savoir autant d’outils de séduction qu’il y a de créateur différent, pour aboutir à la fin à un consensus qui plaira peut-être à mille personnes, mais vraiment à aucune.
Il en a profité pour nous apprendre que chez Hermès, le marketing n’est pas là pour choisir le parfum, il est là pour l’amener au consommateur. Il n’y a ni brief, ni test, et le choix se fait uniquement entre lui et sa présidente. Il reconnaît que cela représente une responsabilité considérable sur le succès du parfum, et qu’il était certainement plus facile de ce point de vue de travailler avec le marketing, mais son bonheur et le plaisir éprouvé dans son travail actuel semblent être la meilleure des compensations.
- Terre d’Hermès
Évidemment, quand il doit créer un « grand masculin » comme Terre d’Hermès, il sait qu’il s’adresse à une large audience, mais cela ne doit pas l’empêcher d’être créatif.
Les Hermessences, à l’inverse, sont « un laboratoire d’essais d’écriture simple ». La prochaine à sortir en 2009 s’appellera d’ailleurs Vanille Galante.
Le style Ellena... et des autres
En réponse à une question concernant l’évolution de son style, il parla de “pari esthétisant”, qui lui fit passer de First, formule très complexe qui s’imprégnait du marché de l’époque, à L’Eau Parfumée au Thé Vert de Bulgari, formule minimaliste inspirée de la boutique Mariage Frère, et contenant à peine 19 lignes... Pour lui, la création est un acte réfléchi et intellectuel, qui ne doit pas être dû au hasard. Pour être compris du public, il faut simplifier. Il avoue même au passage être très fier d’une formule de 9 composants, présente sur la marché !
A une question concernant les parfums sur mesure, il rétorque qu’il les considère comme une tromperie, « une recette marketing qui n’est pas une création mais une réponse à un narcissisme ».
- Brin de réglisse
Evoquant le nombre très limité de matières premières qu’il utilise, une palette de 160 ingrédients à peine, il explique avoir déjà fait faire des essences sur mesure, comme par exemple la lavande de Brin de réglisse, qui coûte dix fois plus cher qu’une lavande classique ! Il conclut en rappelant la chance qu’il a de travailler pour une marque qui lui laisse autant de liberté, et qui est également une des rares à maintenir sur le marché l’intégralité de ses parfums créés depuis le début de son histoire.
Quand on lui demande quels sont les parfumeurs dont il apprécie le travail parmi la jeune générations, il cite Christine Nagel, « pour sa sincérité et sa simplicité », et Francis Kurkdjian qu’il qualifie de « romantique angoissé », et qui crée une parfumerie selon lui « tendue et serrée ».
Evoquant son rapport à la nature, il ne la considère pas comme une inspiration, mais surtout comme un prétexte. C’est la manière dont il voit une matière qui l’intéresse, pas la matière elle même. « C’est une recherche sémiologique, je recherche les signes pour avoir l’histoire ».
En voyant sa femme Suzanna, artiste peintre, invitée à monter sur la scène pour recevoir le bouquet de fleurs traditionnellement offert à l’issue de chaque conférence, nous avons eu cette image d’un couple heureux, équilibré et solide, bâti sur l’amour et la recherche de créativité, de simplicité et la sincérité. A l’image des parfums de Monsieur Ellena.
par NathalieB, le 4 novembre 2008 à 10:33
Parfois, je regrette de vivre si loin de Paris ! Quelle conférence passionnante !
J’admire Jean-Claude Ellena sans adhérer forcément à tout ce qu’il dit, en particulier lorsqu’il parle de simplification de l’oeuvre« pour être compris du public ». Le beau est (et c’est Roudniska qui le disait) compris intuitivement par le grand public (il me semble ?). A mon avis, il ne s’agit pas de simplification mais plutôt de proportions. Ce sont la perfection de ces dernières, qu’elles s’articulent dans une œuvre simple ou complexe, qui rend une création limpide.
par , le 3 novembre 2008 à 18:39
Son discours c ’est mieux que rien certes, mais je reste sur ma faim...entre le contenu de son bouquin et celui du meme nom a savoir Le Parfum d ’Edmond Roudnitska il y a une sacree difference. Roudnitska etait plus exigeant, sectaire, stricte, virulent et encore c ’etait a une epoque ou la parfumerie etait mille fois moins commerciale et mediocre de celle d ’aujourd ’hui. Bref je n ’aime pas la parfumerie d ’Ellena, pourtant le minimalisme oui avec Diorella et Diorissimo mais Kelly Caleche, la serie des Jardins ou encore Rose Ikebana, non merci.
par Jeanne Doré, le 1er novembre 2008 à 14:44
En effet très peu de parfumeurs aujourd’hui ont un discours comme celui d’Ellena, ou même un discours tout court... Si les créations Hermès continuent à avoir le même succès que Terre d’Hermès, cela pourrait effectivement pousser certaines marques à suivre l’exemple, à savoir engager un parfumeur, et utiliser le marketing pour accompagner la création, pas la susciter. Mais combien de parfumeurs, une fois lâchés par leur horde d’évaluateurs, de commerciaux, de chefs de prduits, directeurs marketing et autres consultants en tout genre sauront avoir cette capacité créative et cette vision artistique ? Il faut non seulement avoir des talents "techniques", mais aussi savoir être son propre directeur artistique, objectif et critique, ce qui semble être rare dans ce métier.
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par NathalieB, le 4 novembre 2008 à 10:10
N’oublions pas qu’Ellena a une grande expérience, ce qui lui permet aussi d’avoir cette vision et ce discours.
Je ne pense pas qu’il soit si important pour un parfumeur d’avoir un discours, du moins, autre que celui qu’il offre aux travers de ses créations. C’est bien sûr, très intéressant de pouvoir comprendre les motivations artistiques d’un grand professionnel comme Ellena, mais ce n’est pas donné à tout le monde de bien s’exprimer que cela soit en public ou par écrit.
Je pense que la plupart des parfumeurs ont une grande sensibilité artistique cependant le milieu extrêmement compétitif dans lequel la plupart évoluent, les forcent à mettre cette créativité en sourdine.
N’empêche que malgré les contraintes on arrive encore à de très belles créations. Cela me fait penser, à la façon dont les écrivains parviennent à contourner la censure. Celle-ci devient alors un aiguillon pour la création.
par carmencanada, le 31 octobre 2008 à 23:32
Merci, Jeanne, d’avoir complété les propos déjà rapportés par Octavian... Je vous envie d’avoir assisté à cette conférence ! Jean-Claude Ellena est l’unique parfumeur à tenir un discours sur sa création dans le cadre d’une pensée esthétique : on aimerait bien que d’autres s’expriment — ils le font dans les flacons, certes, mais la limpidité du discours d’Ellena pourrait contribuer, je crois, à modifier le discours marketing avec lequel on nous vend les parfums, discours qui commence nettement à montrer ses limites.
Petite note : la jolie rousse qui assistait Antigone, je l’ai reconnue sur des photos. C’est Irina Volkonskii, artiste et designer russo-tchétchène. Une jeune femme très brillante au discours passionnant et à la créativité débridée que j’ai eu le plaisir d’interviewer il y a trois ans pour la-couture.com.
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Enfin un bel article ( et non un énième papier élogieux sur les nouveautés patchoufruit) dans le ELLE en kiosque jusqu’à jeudi : "Dans le secret des parfumeurs" : 3 interviews de trois nez d’exception : Christopher Sheldrake, Thierry Wasser et Jean-Claude Ellena.
Bonne soirée parfumée :-)
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par Jicky, le 5 décembre 2012 à 20:25
Lu !!
Et c’était cool.
Déjà parce que y’avait Sheldrake (aka "le parfumeur de l’ombre" ===> le Mâle, les Lutens, les Chanel, mais on ne parle jamais de lui)
Et le petit JCEllena qui nous parle de Christine Nagel... C’est drôle, je la vois bien chez Hermès un de ces quatre... Non ?
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