Antaeus
Chanel
Les Classiques
- Marque : Chanel
- Année : 1981
- Créé par : Jacques Polge
- Genre : Masculin
- Famille : Chypre
- Style : Classique - Élégant - Viril
Anti-Bleu
par Thomas Dominguès (Opium), le 20 mai 2011
Le sous-titre de ce premier parfum de Jacques Polge en 1981 pour Chanel aurait pu être "cuir duel" tant la notion de dualité est celle qui caractérise le mieux Antaeus.
95, tel est le nombre d’ingrédients proclamé dans le dossier de presse de ce parfum décrit comme étant « très riche », dans la grandiloquence souvent too much des années 80. Lors du "pshittage", un effet de trop plein rappelle Poison ou Loulou (« oui, c’est moi ! » ).
Un départ très dense, heureusement équilibré et rafraîchi par des notes hespéridées (citron et limette) nous plonge immédiatement dans un univers effectivement intense et dense, presque claustrophobe. Alors que des aromates "virilisent" ce parfum (sauge, thym et basilic....), un coeur floral classique de rose et jasmin apporte une douceur salvatrice (féminine ?).
Le fond poursuit cette confrontation duelle en couplant un patchouli tout en douce rondeur à une note un peu "sale" de castoréum. Étonnamment, le patchouli, utilisé dans les compositions contemporaines pour donner du corps à des fruités-floraux qui en manquent cruellement, apporte ici de la rondeur dans son accord avec l’animalité de la facette cuir du castoréum : après quelques rugissements, un fauve radouci au pelage chaud, un peu odorant, mais doux et agréable, se pose sur la peau de celui (ou celle, car Antaeus se conjuguerait probablement très bien au féminin) qui le porte.
Après, donc, la cacophonie des premiers instants, la symphonie de cet orchestre s’accorde miraculeusement pour jouer un air harmonieux sans que l’on parvienne à distinguer une note ou un instrument en particulier dans la partition qui est jouée (mais, n’est-ce pas la règle, pour nombre de chefs-d’œuvre, que de nécessiter des ajustements dans les instants qui précèdent la "représentation symphonique" des odeurs, à la manière d’une pièce à l’opéra ?).
Enfin, ciste-labdanum et mousse de chêne apportent leur signature à ce que l’on pourrait ainsi classer dans la famille des chypres cuirés : la bête au poil doux, mais sombre, chaud et un peu sale, peut rejoindre sa tanière des sous-bois.
Historiquement, cuir et parfum sont associés depuis longtemps (le titre de "Maître Parfumeur et Gantier" en est un exemple). L’usage du cuir nécessitait dans le passé divers traitements afin de le rendre portable : imperméabiliser les bottes des danseurs des Ballets Russes au goudron de bouleau au 20ème siècle (d’où, les "Cuir de Russie") ou rendre les gants de la noblesse, qui ne sentaient pas bon, agréables à porter au 17ème.
Comment rendre les peaux tannées tirées de l’animal, mal odorantes, agréables et portables comme seconde peau à l’homme, alors qu’elles lui sont nécessaires ? C’est à ces références d’odeurs complexes que renvoient les parfums dits "cuirés". A la fin des années 80 a lieu le début du déclin de ces notes en même temps que celui des notes animales et "sales" au profit des notes marines et "propres".
Paul Valéry a écrit dans L’Idée fixe publié en 1932 que "ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est sa peau" (emprunt au blog "Esprit de Parfum). Peut-être trouve-t-on dans cette formule l’essence de ce qui rend les parfums cuirés si sensuels...
Antaeus (ou Antée) était, d’après la mythologie grecque, un géant, donc un demi-dieu, fils de Gaïa (la "Terre") et de Poséidon (selon les sources) à qui il voulait élever un temple composé des crânes des passants qu’il massacrait ("charmant", n’est-ce pas ? ). Hercule le terrassa, durant sa quête des pommes d’or du jardin des Hespérides, quand il comprit que le demi-dieu, quasi invincible, était ranimé par sa mère (la "Terre"), dès lors qu’il la touchait en tombant au sol. Hercule étouffa Antaeus en le soulevant dans les airs.
Antaeus mourut donc de "ne pas avoir les pieds sur "Terre" " ! Critique qui ne peut être portée à Chanel, sa mère en matière de parfum.
Antaeus est donc un demi-dieu entre force et faiblesse dont la campagne publicitaire déclarait qu’il était "puissant mais pas invincible, viril mais pas macho" !
On croirait lire, trente ans plus tard, une accroche publicitaire qui serait tout aussi efficace, quoique bien moins plausible et plus mensongère dans ce cas, pour le dernier-né de la marque : Bleu.
Durant les trente dernières années, l’image de l’homme, fort mais fragile, bourru quoique sensible, a été exploitée à foison et continuera à l’être.
Antaeus, dès son lancement, a été soumis, comme le sont tous les produits à caractère commerciaux, à des critères d’adaptation au marché mais recèle bien des qualités que Bleu ne possède pas. Le flacon du premier (dont le second a été fortement inspiré par ailleurs) renvoie ainsi au célèbre vernis à ongles maison, le N°18, plus connu sous le titre Rouge Noir.
Le nom même du produit, Antaeus, demi-dieu peu connu, est un choix marqué du sceau du risque auprès du grand public en ne renvoyant à aucune référence culturelle communément partagée qui permette l’adhésion. "Antée" s’insère dans une autre mythologie, celle de parfums à histoires, renvoyant à des mythes quasi inconnus en dehors du parfum qui porte leur nom : Mitsouko, Shalimar, Opôné, Aziyadé... autant d’invitations au voyage au travers de la fiction littéraire, de l’espace ou du temps.
Pari risqué que celui de tenter de répondre à son époque de manière biaisée, en conciliant virilité et douceur, fraîcheur et profondeur, puissance et fragilité... Mais, en choisissant de nous raconter une histoire cohérente dans toutes les facettes de son produit (publicité, flacon, nom, composition de la fragrance), Chanel parvenait à maîtriser la dualité presque impossible du compromis entre des exigences artistiques qui pérennisent la qualité de son nom, et une réussite commerciale qui assied ses moyens matériels de réussites futures.
Le petit dernier de cette famille, représentatif de l’époque actuelle où tout doit être lisse, où l’on n’ose plus rien par peur de déplaire, où toute aspérité qui dépasse et gêne est gommée, où seul l’immaculé a droit de cité, est, à ce titre, tristement révélateur de notre époque... Bien qu’il soit une réussite commerciale, il est probablement un échec artistique.
"Anti-Bleu" affirme, quant-à lui, un caractère difficile qu’il faut apprivoiser. Ce demi-dieu me touche plus particulièrement par ses aspérités même, ses distorsions... Bien qu’il soit un peu marqué par les années vécues (et les débordements des années 80 laissent des traces), assez épais et rugueux de prime abord, au caractère peu sympathique dans les premiers instants de la rencontre, il se révèle chaleureux, complexe et intéressant, et pas si vieux-beau que cela, pour peu qu’on lui consacre un peu de temps...
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par Chris, le 21 mai 2011 à 00:54
MERCI ! depuis le temps que j’attendais un article sur mon parfum préféré ! cela remonte à mon année de seconde en 1988 quand ma meilleure amie m’a offert une miniature : coup de coeur olfactif immédiat ! ce parfum est dense, complexe comme vous l’avez si bien décrit et surtout très sensuel avec son fond floral et chypré. Je trouve qu’il est fait pour l’amour ! Je sais, je ne suis absolument pas objectif ! et l’aspect mythologique ne fait que renforcer ma passion pour ce chef d’oeuvre de la maison Chanel ( avec Egoïste).
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par Opium, le 24 mai 2011 à 23:23
Chris, recevoir un compliment de la part de quelqu’un qui apprécie la critique qui a été réalisée à propos d’un objet qu’il admire me comble de joie. Le risque de dénaturer lors d’une critique l’objet d’attachement est assez important. J’avoue que je "stressais à mort" lors de la rédaction et dans l’attente de la parution de cet article (par peur d’être totalement à côté de mon sujet, décevoir ceux qui le connaissent mieux que moi...). Merci donc grandement !
C’est vrai qu’il pourrait être une invitation à l’amour parfois, comme Egoïste par ailleurs ! Pas avec tout le monde probablement, mais avec certain(e)s à qui il arriverait à faire un peu de charme... Il faudra que je le teste dans des circonstances, plus, euh, "grrrrh" comme dirait Mitsouko ! ;-p
par Patrice, le 20 mai 2011 à 22:49
Waouh ! Ca c’est de l’article ! Super intéressant. ca me donne vraiment envie de sentir ce parfum que j’ai souvent vu mais qui ne m’a jamais plus attiré que ca !
Bravo Opium.
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par Opium, le 24 mai 2011 à 23:17
Merci Patrice pour ta réponse (je me permets le tutoiement) ! Donner envie de découvrir à quelqu’un est le plus beau des compliments !
Attention, toutefois, lors de ta découverte. Je ne voudrais pas créer une vague de déçu(e)s, dont toi : à l’aune de nos connaissances actuelles, l’architecture de ce parfum peut paraître ratée aujourd’hui. Cela manque certainement de rondeur, de finesse dans les transitions entre les notes ("sales" / "propres"). Les 1ères minutes sont loin d’être les meilleures. C’est dans les notes de fond qu’Antaeus est le plus agréable. Beaucoup vont ne pas du tout l’aimer, d’autres vont craquer je suppose... En fait, ce parfum est assez polarisant, aujourd’hui ; plus qu’en 1981 encore, au final !
Je te souhaite de très belles découvertes parfumées ! ;-)
par Jeanne Doré, le 20 mai 2011 à 22:39
Bravo à Opium pour ce premier article, en attendant l’analyse en 5 actes des "scénarios catastrophe"....
Je me suis juste permis de rajouter la pub, que je viens de regarder en boucle plusieurs fois pour tenter de comprendre, en vain... mais elle ne laisse cependant aucun doute sur la virilité affirmée et assumée du parfum et de son égérie. On est bien à la même époque que Kouros !
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par Opium, le 24 mai 2011 à 23:10
Merci Jeanne pour vos compliments !
Je viens de regarder à nouveau ce spot de pub, cela me rappelle toutes ces pubs (celles de Loulou, d’Anaïs-Anaîs aussi, belle tranche de rigolade en vue. Et cela me fait penser également aux épisodes de Magnum, de K 2000, de Super Jaimie, Dallas, V et autres séries si kitsch qui ont nourri certains de nos imaginaires.
C’est comme pour Antaeus ou Kouros, leurs défauts grossiers et leurs traits à la limite du ringard, du cheap ou du "mauvais goût"me font sourire (jaune), rire aux éclats, mais parfois me touchent malgré le potentiel raté de certains de ces objets : je ne sais plus si j’adore ou déteste !
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