Arpège
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Compositrice de fragrances indépendante et rédactrice pour Nez, la créatrice nous explique comment le parfumeur se joue de notre odorat avec sa palette.
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Lavande délavée
Église en flammes
Fraîcheur souterraine
Le début "d’Arpège" en extrait est une illusion. On dirait un jasmin à l’intensité modérée, au classicisme vieillot, et qui ne fera que perdre en puissance avec le temps. Je commence donc sur le cliché négatif, et faux, qu’on connaît d’Arpège.
1° Un parfum un peu vieillot, démodé, en raison son bouquet floral abstrait, savonneux, et sa pointe de mousse de chêne à l’odeur d’encre. Il y a aussi ces petites odeurs de renfermé, de part les petites notes sales qui servent de contraste au jasmin.
2° Un extrait qu’on trouvait pour pas cher d’occasion. Beaucoup des flacons anciens, notamment des flacons rectangulaires, ont un "Arpège" mal conservé. Ces flacons mal conservés alimentent le mythe "d’Arpège" comme étant un parfum confus, voire fouillis, voire fourre-tout. (J’ai plusieurs de ces flacons. Je percevais en tête une note d’orange cuite, résineuse et aldéhydée, des odeurs de sueur d’aisselle au lieu d’un bon santal, et la tonalité un peu "soupe" commune aux parfums trop ancien, quand le temps les a trop destructurés et réduits à un magma ambré boisé un peu animalisé).
3° Une odeur trop sage, trop familière, l’odeur fantôme d’un proche laissée sur une écharpe, un parfum qu’on laisserait à nos aînées.
Or c’est tout l’inverse qui arrive. Passé les premières minutes, il se projette énormément. En revenant dans la pièce où j’avais laissé le carton imprégné, l’air s’était rempli de son doux accord principal au jasmin. "Arpège" y était partout comme un ami invisible : calmement souriant, plaisant, optimiste, à la fois lent et posé, et pourtant bien présent. "Arpège" a la radiance horizontale de l’aube. Ce sillage, qui arrive après, suffirait déjà à faire d’Arpège une belle réussite.
La perception est aussi différente à un demi-mètre. Arpège se rappelle à nous plusieurs fois par minute, les effets floraux dialogues avec les effets d’onctuosité beurrée. À cette distance, les fleurs ont des inflexions plus naturalistes. On perçoit ce qu’apporte le jasmin -et la rose- de Grasse, c’est-à-dire des effets supplémentaires de fraîcheur d’équilibre et de radiance : jasmin solaire, jasmin à la fraîcheur muguettée, pétales beurrés (ylang-ylang, iris, effet lacté), et de minuscules nuances entre le giroflée et le lys (anisées, épicées -girofle, cannelle-, vanillées).
En collant son nez ou en utilisant le carton comme un éventail, on a un autre parfum. On peut humer ce qui rapproche le parfum du champagne : des notes florales gazeuses, fusantes, et beurrées.
Les notes boisées de l’accord de fond sont en tenue de camouflage. L’accord floral donne l’impression de flotter tout seul dans les airs. On perçoit une grosse caresse de bois de santal (chaud, lacté, rosé). On goûte la tonalité d’encre de la mousse de chêne. On perçoit à peine les contours de la vanille, de l’ambre (labdanum, plutôt ciste), du vétiver, et du reste des aldéhydes savonneux qui ont survécu.
L’accord final a la douceur d’un cachemire. Il y a des petites touches de notes sales dans le fond pour que les fleurs se projettent bien par contraste. (Le jasmin naturel contient déjà en soi des facettes animales, et pas que l’indole.)
Cet extrait pourrait sortir aujourd’hui, car il reste unique, et car il a un parti-pris artistique. Il ne pas tomber dans certaines facilités :
la vanille n’est pas surdosée, l’ambre n’est pas surdosé, pas de musc blancs éternels, pas de surdose d’agrumes comme poncif au démarrage, le santal n’est pas mis en avant comme dans la mode des solinotes (une mode issue de la niche et qui a désormais 30 ans), et la qualité euphorisante du bouquet floral le rapproche du "N°5" actuel. (Il y a eu d’excellent millésime de l’extrait du "N°5" sur la dernière décennie).
Ressortir "Arpège" en extrait ? Pour InterParfum, qui détient la licence parfum Lanvin, je pense que c’est le moment idéal pour prendre ce pari . Car la mode est désormais aux parfums très chers. Les parfums très chers sont la nouvelle norme. Les marques de niche et les grandes maisons historiques rivalisent pour sortir toujours plus de créations, plus chères, plus luxueuses, plus exclusives, et qui semblent pourtant bien se vendre et emporter l’adhésion sur les réseaux sociaux. (D’habitude je déplore cette hausse de prix. L’inflation n’a aidé personne. Mais personnellement je ne suis pas la cible commerciale et je me rattrape sur le marché de l’occasion).
Pour ne rien gâcher, je pense que "Arpège" extrait est mixte, selon les codes actuels des passionné.e.s.
Pour résumer à outrance, "Arpège" extrait est un beau jasmin naturel, porté par le dialogue entre d’autres fleurs naturelles abstraites -rose, iris, ylang-ylang, extraits d’oranger-, avec des fleurs de synthèse -muguet, pêche-, et des aldéhydes un peu savonneux puis beurré, puis noix *, puis boisé lacté chaud (santal).
* (On retrouve un bout de l’effet "noix" de "Que sais-je ?" de Jean Patou.
Derrière la fausse simplicité du début "d’Arpège", l’émotion, le plaisir et le confort seront là pour 24 heures. Il cache une grande virtuosité technique sur la gestion de la diffusion et de la durée. Il mérite son statut de chef-d’œuvre.