Auparfum

Gabriel Lepousez : "Un bon souvenir olfactif est avant tout un souvenir chargé d’émotions positives"

par Eléonore de Bonneval, le 7 septembre 2015

Cette année, l’ESPCI ParisTech a mis l’odorat à l’honneur en programmant l’exposition "Anosmie, vivre sans odorat" [1] bien sûr, mais aussi en accueillant de nombreuses conférences et ateliers sur le sujet.

Devant un public subjugué, Gabriel Lepousez, chercheur à l’Unité Perception et Mémoire de l’Institut Pasteur nous a parlé des mystères de l’odorat et nous a invités à un voyage olfactif au cœur de notre cerveau. A l’issu de son intervention, j’ai pris rendez-vous avec lui pour aller visiter les laboratoires de l’Institut Pasteur et mieux comprendre le rôle joué par l’odorat dans le cadre de leurs recherches sur la plasticité cérébrale.

Lors de cet entretien, Gabriel Lepousez m’a appris qu’il avait lui-même, temporairement, été victime d’anosmie et il m’a expliqué comment ses connaissances sur notre neuroplasticité ont pu l’aider à retrouver l’odorat.


Pourquoi l’Unité Perception et Mémoire de l’Institut Pasteur choisit-elle l’odorat comme modèle de travail ?

Nous étudions comment le cerveau perçoit le monde des odeurs et utilisons ce modèle sensoriel pour comprendre plus largement comment notre cerveau analyse et mémorise les informations de notre environnement et comment ces processus dysfonctionnent dans certaines maladies neurologiques. Le cerveau étant une machine assez redondante, les grands principes de codage et de traitement que l’on découvre dans le système olfactif sont bien souvent généralisables à d’autres systèmes sensoriels.
L’odorat est aussi un très bon modèle pour étudier les phénomènes d’apprentissage, de mémoire et d’émotions. En effet, la mémoire des odeurs est très robuste et possède la capacité de réveiller certaines émotions et certaines associations mentales parfois éteintes, comme l’a bien décrit Marcel Proust.

Le système olfactif possède aussi une autre caractéristique unique, puisque tout au long de la vie, certains de ses neurones se régénèrent. L’étude et la compréhension de ce phénomène de neurogenèse adulte ont de formidables retombées pour la mise en place de thérapies régénératives du cerveau.

Le système olfactif se régénère, quelles sont les implications sur la mémoire ?

En plus du renouvellement, dans le nez, des cellules de la muqueuse olfactive, il y a un renouvellement, à l’intérieur du cerveau, des neurones du bulbe olfactif, premier relais cérébral du système olfactif. Notre laboratoire a montré que l’intégration des nouveaux neurones dans cette zone du cerveau contribue de manière unique à la plasticité des circuits neuronaux et à la mémoire des odeurs. Grâce à ces nouveaux neurones, le système olfactif est capable de s’adapter à son environnement, de construire de nouveaux souvenirs olfactifs, de les stocker et de s’en rappeler efficacement.

The seven functions of the nose, Fritz Kahn, 1939.

En 2012, vous avez perdu l’odorat, que s’est-il passé ?

Effectivement, j’ai complètement perdu le sens de l’odorat pendant plusieurs mois à la suite d’un trauma crânien. C’est un comble pour un chercheur qui étudie le système olfactif ! Qui plus est, c’était un accident tout à fait banal, une simple chute de l’arrière de la tête sur le carrelage consécutive à un malaise.
Du fait du choc et du déplacement brutal du cerveau dans sa boîte crânienne, le nerf le plus fragile du cerveau, le nerf olfactif, s’est partiellement rompu, séparant ainsi mon système olfactif de la muqueuse olfactive, et donc du monde extérieur.

Vous en êtes-vous rendu compte tout de suite ?

En fin gastronome, la première impression a été d’ordre culinaire : le goût des aliments avait complètement disparu, et avec lui les plaisirs de la table ! Pire, les repas que je préparais pour ma famille et mes amis étaient passablement ratés puisque j’étais même incapable de sentir une casserole en train de brûler !

Cependant en travaillant sur l’odorat, je savais une chose formidable : le système olfactif se régénère. Chez un individu jeune et en bonne santé, les cellules de la muqueuse olfactive, dont les projections vers le cerveau forment ce nerf olfactif si fragile, se régénèrent de manière constante tous les 3 à 6 mois. C’est donc armé de patience et de confiance que j’ai attendu que les premières connexions se reforment et que les premières sensations olfactives reviennent.

Avez-vous consulté un médecin ?

J’ai rencontré un ORL spécialiste de l’odorat à l’hôpital Georges Pompidou à Paris, cinq mois après mon accident. A ce moment, je commençais déjà à retrouver quelques sensations olfactives, mais curieusement, tout ce que je sentais m’évoquait un peu la même odeur, une odeur faible, un peu désagréable, comme l’odeur d’un « solvant ».

Pour le médecin, c’était très encourageant, signe que les premières projections étaient en train se reformer et que le cerveau recevait de nouveau un signal du monde extérieur. Toutefois, les connexions n’étant pas encore matures et sélectives, le signal perçu était alors brouillé, ce qui pouvait expliquer pourquoi le monde extérieur se résumait pour moi à une seule et même odeur de « solvant ». Pour stimuler la régénération neuronale et la bonne « reconnexion de mon nez avec mon cerveau », une seule recommandation médicale : stimuler son odorat. Moi qui perdais l’appétit faute de goût, voilà que le médecin me prescrivait l’obligation de déguster de bons plats et d’ouvrir de grandes bouteilles !

Avez-vous retrouvé votre odorat ?

Tout en appliquant les recommandations de mon ORL, la perception des odeurs est revenue très progressivement, je dirais même séquentiellement. Je n’ai redécouvert certaines odeurs qu’après 18 mois, comme celles de framboise, de cassis, ce qui était assez problématique pour apprécier pleinement les grands vins rouges.

Je pense que j’ai recouvré la plus grande partie de mes capacités olfactives au bout de deux ans. De manière générale, la reconnexion de la muqueuse olfactive avec le cerveau s’est faite à l’image du modèle de connexion qui existait avant mon accident puisque, par exemple, l’odeur de citron est toujours capable d’évoquer le souvenir du citron. Dans le détail, il y a probablement eu aussi de légères modifications à cause desquelles certaines odeurs complexes ont dû être réapprises. Cependant, ce qui fait la force de notre cerveau tout au long notre la vie, c’est sa plasticité, et donc sa capacité à apprendre, à mémoriser de nouvelles expériences, à s’adapter à un environnement qui change.

Pour conclure, pourriez-vous nous confier votre meilleur souvenir olfactif ?

Je pense qu’un bon souvenir olfactif n’est pas forcément celui d’une odeur riche et complexe, comme pourrait l’être celle d’un grand vin, d’un grand plat ou d’un grand parfum. Un bon souvenir olfactif est avant tout un souvenir chargé d’émotions positives et de plaisir, une odeur qui permet de réveiller d’autres souvenirs parfois très anciens, qui peuvent remonter jusqu’à l’enfance, lorsque nous avons commencé à construire notre mémoire olfactive. Récemment, à l’occasion d’un séjour en Amérique du Sud (Uruguay-Argentine-Brésil), j’ai retrouvé une variété de raisin particulière (hybride de Vitis Labrusca et Vitis Vinifera) dont les notes très exotiques, voire florales, m’ont immédiatement rappelé le goût du raisin de mes premières vendanges dans le Sud-Ouest, dans la région du Madiran, et tout le contexte de fête et de partage qu’il y a autour de cet événement de septembre.

Propos recueillis par Eléonore de Bonneval

Crédits photos :
Gabriel Lepousez : Eléonore de Bonneval
The seven functions of the nose, Fritz Kahn : http://socks-studio.com

[1Cette exposition est le fruit du travail d’Eléonore de Bonneval, qui a mené cette interview

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LaPauseEnchantée

par LaPauseEnchantée, le 10 septembre 2015 à 00:50

"Un bon souvenir olfactif est avant tout un souvenir chargé d’émotions positives et de plaisir" : voilà un témoignage qui résonne en moi ! Bel entretien.

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