Misia, un doux parfum de baiser...
par Marcel Proust, le 14 février 2015
Ah Misia !
Céleste chipie qui accompagna Gabrielle Chanel dans ses débuts chaotiques. Sa figure contrastée et attachante fut bien surement rendue avec le plus d’acuité par le jeune Morand dans son pastiche d’autobiographie "L’Allure de Chanel" ou la tendresse n’élude pas la coupante lucidité, aussi bien celle de Gabrielle que celle de Paul qui lui prête sa plume pour rendre sa parole.
Misia :
"- Laisse donc ces Botticelli ; ces Vinci ; c’est infect, quelles ordures ! me disait Misia. Allons acheter des coraux pour faire des arbres chinois…
Qui dit Sert, dit Misia.
Je n’ai eu qu’elle comme amie. (J’ai d’ailleurs eu pour elle plus de goût que d’amitié.) Ceci m’oblige donc à dire comment je la vois, ce qu’elle fut pour moi, ce qu’elle est. Je l’ai vue apparaître au moment de mon plus grand chagrin : le chagrin d’autrui l’attire, comme certains parfums attirent l’abeille.
Nous n’aimons les gens que pour leurs défauts : Misia m’a donné d’amples et nombreuses raisons de l’aimer.
Misia ne s’attache qu’à ce qu’elle ne comprend pas ; or elle comprend presque tout. Moi, je suis resté un mystère pour elle d’où une fidélité toujours démentie, mais qui, après des écarts, revient à sa constante. C’est un être rare, qui ne saurait plaire qu’aux femmes, et à quelques artistes. Misia est à Paris ce que la déesse Kâli est au panthéon hindou. C’est à la fois la déesse de la destruction et de la création. Elle tue et dépose des germes sans le savoir. Satie l’appelait « la mère Tue-tout », et Cocteau « la faiseuse d’anges ». C’est injuste. Certes Misia ne crée pas, mais elle fait, dans certaines pénombres, son office utile et bienfaisant de larve phosphorescente.
Il n’est pas niable que ce génie est, chez elle, inconscient ; mais le goût asiatique de détruire et de dormir, après la catastrophe, l’âme tranquille, au sein des ruines, est, chez cette Polonaise, parfaitement lucide.
Misia n’a aucun sens de la mesure. Ma « claire raison française », la « ligne bleue des coteaux modérés » ne signifient rien pour cette nomade des steppes.
Elle a un appétit aigu du succès et une passion profonde et sacrilège pour l’échec. Pour elle-même, qu’elle déteste, pour l’homme qu’elle sert, sa science tactique, sa stratégie publicitaire sont toujours en éveil.
Misia m’aime. « Rends-toi compte, me dit Lifar, que Misia a fait pour toi ce qu’elle n’a fait pour personne. » C’est vrai. Elle désirait ardemment mon affection. Cet amour vient du fond très généreux mélangé au plaisir démoniaque de noircir tout ce qu’elle donne. Les gens superficiels la disent « très intelligente ». Si elle l’avait été, je n’aurais pas eu d’amitié pour elle. Je ne suis pas assez intelligente pour les femmes « très intelligentes ». « Nous vivons, dit Misia, sur une réputation d’intelligence usurpée.
Misia, depuis l’âge de quinze ans, depuis qu’avec ses cheveux en rouleaux et sa chemise remontée, elle posait à Valvins les femmes de maison close pour Toulouse-Lautrec, Renoir, Vuillard et Bonnard, jusqu’à Picasso, à Stravinsky et à Diaghilev, a vécu cinquante ans parmi les plus grands artistes et elle n’a aucune culture. Elle n’a jamais ouvert un livre.
Prends ce livre, Misia.
Pourquoi faire ? Je me demande quand tu trouves le temps de lire ? Elle ne lit même pas ses lettres. Elle s’est imposée à tous les grands artistes de son temps, mais elle les a perdus, car ce sont des créateurs, et elle les prive d’oxygène (elle ne les a revus que pour veiller à ce que je ne les voie pas) ; elle les voudrait sans âme, sans talent, pour elle seule, comme ses arbres chinois sont sans feuilles.
Ah ! que c’est long ! gémissait un jour Misia à Bayreuth, entendant Parsifal.
Un Allemand agacé, qui était son voisin, se retourna :
Êtes-vous sûre, Madame, que ce n’est pas vous qui êtes trop courte ?
Misia est une infirme du cœur ; elle louche en amitié et elle boite en amour. Et comme elle est assez intelligente pour en souffrir, cela la rend aimable. Elle aspire au grand, elle adore le côtoyer, le flairer, l’asservir, le ramener au petit. Le sublime dans l’art, avec la paix profonde de l’âme qui l’accompagne, lui fait horreur. Misia est le goût même, si avoir du goût, c’est dire non.
Cet éternel non, par un effet naturel du courroux divin, amène Misia à ne s’entourer que de cochonneries, de petits bibelots affreux, d’êtres douteux, indécis jusque dans leur sexe. Elle n’aime que la nacre ; sans doute la nostalgie de la vase. Son luxe est à l’opposé du luxe. Misia c’est le marché aux puces.
Son goût pour moi, alors ? Je répète qu’il vient de ce qu’elle n’a jamais pu me détruire, c’est-à-dire me prouver son amour.
« Elle vous aime, Madmachelle, disait Sert, parce qu’elle n’a jamais pu faire le tout de vô. » Elle n’a jamais pu trouver le défaut de la cuirasse, qui pourtant existe. Le ver, depuis un quart de siècle, tourne autour du fruit sans y entrer. La steppe n’a pas eu raison de la province française. « Monsieur le Président, disait un jour Hitler à Laval, ce qui manque à la Pologne, c’est un Massif central. »
Misia croit sincèrement qu’elle m’aime : c’est du dépit amoureux ; me voir la rend malheureuse, mais elle crève de ne pas me voir. Mes amitiés la rendent folle et cette démence donne à sa vie une saveur irremplaçable.
Quand elle me brouille avec Picasso, elle me dit : « Je t’ai sauvée de lui ».
Après l’avoir aimée, Vuillard la détesta. Il voulait faire mon portrait ; Misia s’est raccommodée avec lui, rien que pour l’en empêcher. C’est le saint-bernard qui vous ramène au rivage la tête sous l’eau. Misia est pleine de malice, dans le sens moderne et archaïque du mot.
Elle fait tout par calcul, mais si elle sait diviser et soustraire, elle est incapable d’additionner.
Elle creuse des sapes extraordinairement divertissantes, qui durent des mois, des années, et à quoi elle sait donner au dernier moment le caractère le plus improvisé.
Elle a toute honte bue, aucun sens de l’honnêteté, mais avec une grandeur, une innocence qui dépassent tout ce qu’on voit d’habitude chez les femmes. (Qu’on ne me reproche pas ici ma dureté : car c’est pour tout ceci que je l’ai adorée.) Les gaffes m’effrayent : Misi les aime comme un condiment épouvantable. Edwards, Sert, ont été pour elle dans le domaine sentimental ce que sont les gaffes dans le domaine social : des gaffes voulues, préméditées, savourées ; aux femmes sans tempérament, dont elle est, ces excitants sont nécessaires. Ce qui a su retenir son âme juive, ce sont les Juifs.
Il y a tout dans les femmes, et il y a toutes les femmes dans Misia. Elle n’a pas de vie propre, elle vit des autres. C’est un parasite du cœur. Sa tendresse est atomique, c’est la désagrégation de l’atome sentimental. Si je m’ennuie quelque part, mais surtout si je m’amuse, Misia vient à moi :
Je n’en peux plus ! Viens chez moi, nous allons nous amuser.
Une fois dans la voiture :
Heureusement que nous sommes parties, j’allais éclater !
Et comme elle est une enjôleuse de premier ordre, elle a tôt fait de me faire oublier l’endroit que nous venons de quitter, la voilà en frais, elle devient merveilleuse, et toutes ses qualités se mettent à briller.
Misia a la plus grave de toutes les qualités : jamais ennuyeuse, bien que toujours ennuyée. Pour la distraire - tout de moi l’amusait - et exaspérer sa curiosité, j’inventais de fausses amours, de passions imaginaires. Elle s’y laissait toujours prendre.
C’était en rade de Trieste, sur un yacht, à l’heure des confidences.
Je retourne à Venise, chère Misia, car je souffre abominablement ; je suis follement éprise d’un homme qui me hait. Ce mot de souffrance enivrait Misia.
Moi qui étais persuadée que tu n’avais jamais souffert ! Comment n’es-tu pas venue plus tôt me raconter ça ?
Quand j’eus abattu mes cartes, quand j’ai crié « poisson d’avril », quand je lui eus dit : « Ma chérie, comme tu t’embêtais, j’ai inventé ce petit roman », Misia a été désespérée.
Quelques jours plus tard, à Venise, j’ai failli pourrir d’une paratyphoïde ; dans sa fureur déçue, Misia ne vint même pas prendre de mes nouvelles.
Et une autre fois :
Si tu me jures que tu ne le diras pas, Misia, je vais te confier un secret.
Parle ! Parle !
Je… je vais épouser le prince de Galles ! Mais pas un mot !
Je… je reste avec toi, parce que si je te quitte, je lâcherai tout !
Misia n’est ni bonne ni méchante ; c’est une des faiblesses de l’humanité, mais c’est une force de la nature. Sa seule présence invite à dire du mal des gens. On ne sort pas heureux de chez elle ; on regrette le mal qu’on a dit. Elle est généreuse : à condition qu’on souffre, elle est prête à tout donner, à tout donner pour qu’on souffre encore.
Dès qu’elle a dit à quelqu’un ou fait à autrui quelque chose de mal, Misia, prise de peur, court préventivement chez sa victime, l’accable de gentillesses, lui explique que c’est pour son bien, bref, prend les devants.
Quand je la vois arriver, dès le matin je l’accueille ainsi :
Qu’est-ce que tu as dû dire de moi hier !
Moi, il m’arrive de mordre mes amis, mais Misia, elle, les avale.
Même quand Misia dit la vérité, elle trouve moyen d’être amusante. Je déteste poser des questions ; l’impudeur interrogative de Misia fait mon admiration.
La tragédie de Misia c’est qu’elle rate tout, après avoir tout fait rater aux autres. Mais elle ne fait avorter que les avortons. De sorte que tous les grands hommes, justement parce qu’ils étaient grands, lui ont échappé ; elle n’a conservé que ce qu’elle a détruit, c’est-à-dire rien. Il ne lui reste plus, à Madame Verdurinska, qu’à romancer son existence, sous l’œil émerveillé de Monsieur Boulos*.
Misia ne réussit pas à corroder certains granits français. Ma tante Adrienne de Nexon, qui est près de chez nous, me dit d’elle :
J’ai pris le thé avec « ta Polonaise », en visite.
Ma Polonaise ?
Oui, cette dame qui porte des souliers de satin dès le matin… Elle ne me plaît pas. Elle a essayé de me tirer les vers du nez. Je lui ai répondu : « Madame, me prenez-vous pour une agence de renseignements ?… » Tu as de drôles d’amis… Comment peux-tu te plaire avec ces étrangers si mal élevés ? "
Ce petit Paul est vraiment épatant, n’est-ce-pas ?
Bien affectueusement
Marcel
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