Auparfum

Histoire de parfumeurs : Sophia Grojsman, virtuose de la rose

par Jessica Mignot, le 23 septembre 2022

Dans les pas de son mentor Joséphine Catapano, Sophia Grojsman a signé près d’une centaine de parfums au cours d’une carrière de cinquante ans chez IFF New York. Son style reconnaissable entre tous et sa personnalité chaleureuse ont laissé une empreinte pérenne sur l’industrie.

Née à Lubcha en Biélorussie le 8 mars 1945, Sophia Grojsman déménage en Pologne avec ses parents et sa sœur à l’âge de 15 ans. Elle y poursuit ses études à l’université et y obtient sa licence de chimie analytique inorganique. En 1965, la famille déménage aux États-Unis. L’année d’après, Sophia Grojsman trouve un poste de technicienne de laboratoire chez IFF à New York pour assister le parfumeur Ellie Fox. Rapidement repérée par les parfumeurs Joséphine Catapano et Ernest Shiftan, elle est nommée parfumeuse quelques années plus tard. N’ayant pas suivi d’école spécialisée, elle se forme par l’expérience : « Je n’ai pas une approche conventionnelle des matières premières de la parfumerie [...] : j’ai appris les ingrédients par moi-même. Le premier accord que j’ai composé était une note rosée construite à partir de quatre éléments » [1] et qu’elle n’a eu de cesse de retravailler par la suite.
Présentée à Estée Lauder par l’intermédiaire du représentant de la marque Tom Joy, elle crée White Linen en 1978, considéré comme son premier parfum : un aldéhydé propre, ponctué de roses vertes. Après la fleur d’oranger dans Vanderbilt en 1982, la reine de fleurs revient au centre de sa composition de 1983 pour Yves Saint Laurent, dont Chantal Roos était alors la directrice artistique : « J’ai commencé à travailler sur Paris en pensant à Après l’ondée. Bien sûr, dans Après l’ondée, il n’y a pas de roses en fond, mais il y a ce squelette d’une note violette très crémeuse. J’ai travaillé sur la rose que je voulais ajouter [...] en jouant notamment avec les damascones » [2], lesquelles avaient été rendues disponibles pour la parfumerie quelques années auparavant, et qu’elle admirait dans Nahéma. Pour la critique Tania Sanchez, Paris marque « le point au-delà duquel il n’est plus possible de faire une rose plus puissante, plus grandiose, plus complexe. À partir de celui-ci, il n’est possible d’innover qu’en soustrayant, et non en ajoutant. C’est un monstre à la fois brillant et magnifique » [3].

Après Beautiful en 1985, la rose est à nouveau au cœur d’Eternity de Calvin Klein, en 1988. Faut-il par ailleurs s’étonner que la marque qui fait de la rose son symbole, Lancôme, l’ait finalement choisie pour Trésor, sorti en 1990 ? La parfumeuse exploite alors la fragrance qu’elle s’est créée pour elle-même et qu’elle porte tous les jours, au nom de code 2933, et qui nécessitera plus d’un an de réécriture. L’accord central est construit autour de quatre matières premières synthétiques : Hedione, méthylionone, Iso E Super et Galaxolide. [4] On le retrouvera dans nombre de ses créations par la suite, constituant même ce qu’on appelle « l’accord Grojsman », une signature reconnaissable entre toutes.
Rapidement, l’excellence de son travail est reconnue : en 1994, elle reçoit le prix « Achiever Award » de la Cosmetic Executive Women, complété par un prix qui honore son œuvre entière en 1999 et qui fait écho à celui du « Living Legend Award » que l’American Society of Perfumers lui décerne en 1996.

En 2007, Frédéric Malle lui donne la parole dans Outrageous, réservé au marché américain avant d’être diffusé plus largement dix ans plus tard. Sur le site de la marque, on peut lire qu’elle est « la première à comprendre que le surdosage de certaines matières premières, dites “de fond”, destinées à faire tenir les parfums, et utilisées jusqu’alors à petite dose, peut propulser ces dernières au départ d’une formule. Elle ose alors inverser les proportions classiques et construit des parfums dominés par ces “notes de fond”. Elle combine cette technique totalement nouvelle avec des accords de parfums classiques, et crée ainsi une esthétique totalement nouvelle. Ce travail changera la parfumerie à jamais ». [5]
Son dernier parfum, cosigné avec Sophie Labbé, Parisienne, sort en 2009. Désormais retraitée, elle ne compose plus mais son empreinte continue d’influencer les créations aujourd’hui, et surtout de nous accompagner, nous rappelant que, pour elle, « le parfum est comme une musique pour l’âme des individus ». [6]

Parfumographie non exhaustive
White Linen, Estee Lauder, 1978
Vanderbilt, Vanderbilt, 1982
Paris, Yves Saint Laurent, 1983
Beautiful, Estee Lauder, 1985
Exclamation !, Coty, 1986
Calyx, Clinique, 1986
Eternity, Calvin Klein, 1988
Victoria, Victoria’s Secret, 1989
Spellbound, Estee Lauder, 1991
360° For Women, Perry Ellis, 1993
Yvresse (anciennement Champagne), Yves Saint Laurent, 1993
Diamonds & Rubies, Elizabeth Taylor, 1993
Bvlgari Pour Femme, Bvlgari, 1994 (avec Nathalie Lorson)
Sexual Classique, Michel Germain, 1994
Jaïpur, Boucheron, 1994 (avec Jean Pierre Mary)
Kashâya, Kenzo, 1994
Sun Moon Stars, Lagerfeld, 1994
True Love, Elizabeth Arden, 1994
Black Pearls, Elizabeth Taylor, 1996
Magic, Celine, 1996 (avec Alain Astori)
Organza, Givenchy, 1996 (avec Sophie Labbé)
White Linen Breeze, Estee Lauder, 1996
Accordes, O’Boticârio, 1998
Christian Lacroix, Christian Lacroix, 1999
DKNY Women, DKNY, 1999
Néblina, Yves Rocher, 1999
Floratta in Gold, O’Boticârio, 2001
Eternity Purple Orchid, Calvin Klein, 2003
Rose essentielle, Bvlgari, 2005
100% Love, S-Perfume, 2007
Outrageous, Frederic Malle, 2007
Parisienne, Yves Saint Laurent, 2009 (avec Sophie Labbé)

Et vous, quel est votre parfum préféré de Sophia Grojsman ?

Bibliographie indicative
Fragrantica.com
Michael Edwards, Perfume Legends II - French Feminine Fragrances, Emphase
Luca Turin & Tania Sanchez, Perfume, The A-Z Guide
Vidéo « A legend in Perfumery : Sophia Grojsman » par IFF en ligne

Visuel principal : © IFF
Visuel publicité Paris Yves Saint-Laurent : fragrancefoundation.fr
Visuel publicité Trésor de Lancôme : doctissimo.fr

[1Michael Edwards, Perfume Legends II, French Feminine Fragrances, p. 217

[2Michael Edwards, Perfume Legends II, French Feminine Fragrances, p. 217

[3Luca Turin & Tania Sanchez, Perfume, The A-Z Guide

[4Michael Edwards, Perfume Legends II, French Feminine Fragrances, p. 276

[6Propos tirés de la vidéo « A legend in Perfumery : Sophia Grojsman » publiée par IFF

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par gabichou, le 26 septembre 2022 à 07:18

Mon favori parmi ses créations reste sans conteste le Christian Lacroix, EDP sortie dans un drôle de flacon en forme de coquillage - j’apprécie moins la version Eau Florale. A la fois fleuri et poudré, piqué d’oeillet, ce fut un coup de coeur immédiat - hélas quasi-introuvable de nos jours.

Concernant Diamonds & Rubies, j’ai remis le nez dessus la semaine dernière à l’occasion d’une discussion avec une autre amatrice de parfums, et je dois dire que ce fut une belle redécouverte. Pourtant, je ne suis pas grande amatrice de la note pêche en parfumerie (qui rappelle un peu trop souvent les boissons à la pêche de synthèse), mais ici elle se coordonne bien avec le bouquet floral qui trône au centre de la composition, et le fond d’une belle douceur baumée.

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par Farnesiano, le 26 septembre 2022 à 09:48

Trois fois hélas, en effet, les Christian Lacroix sont introuvables ou presque, et affichés à des prix insensés. Je n’en connais aucun... Par ailleurs, je ne pratique pas les achats à l’aveugle. Mais d’autres belles créations nous consolent de cette privation, n’est-ce pas ?

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par Garance, le 26 septembre 2022 à 19:05

Les parfums Christian Lacroix, je ne les connais pas non plus. En fait, dans tous ceux cités, celui qui m’a le plus marquée olfactivement (j’ai déjà expliqué quel rapport affectif j’entretiens avec Trésor), c’est vraiment Yvresse, que je trouve magnifique, encore maintenant. Un vrai parfum à sillage, il me semble qu’on ne peut le confondre avec aucun autre. Il est vraiment énorme, il faut l’assumer ! Je ne l’ai jamais porté, plusieurs de mes proches le détestant. Il fait partie des parfums clivants. Je ne le sens plus du tout, alors qu’il a eu un vrai succès à sa sortie.

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Farnesiano

par Farnesiano, le 24 septembre 2022 à 13:36

Spellbound, Beautiful, Eternity, Paris, Yvresse, Tentations de Paloma Picasso et le trop méconnu Diamonds & Rubies d’Elizabeth Taylor (très bizarrement, je n’ai jamais pu aimer Trésor...)

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par Garance, le 25 septembre 2022 à 17:47

Je ne connais pas le parfum d’Elizabeth Taylor, en revanche, pour moi, Trésor est associé à la période de mon adolescence. J’avais une amie adorable et fantasque, qui se douchait avec Trésor. Je me souviens de son copain disant face à cette surdose de parfum à la fois avec adoration et énervement "Elle est folle !" Oui, un peu, c’est vrai. Elle avait le côté extrême des héroïnes des romans russes et des parfums des années 90...

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Tamango

par Tamango, le 24 septembre 2022 à 08:13

À la lecture de la parfumographie de Sophie Grojsman, me revient le souvenir de Magic de Céline - EDP uniquement-avec son flacon tout rond et sa bague rouge où une poire juteuse et gourmande côtoyait un bouquet floral opulent dominé par l’ylang-ylang, joli bijou devenu, hélas, introuvable aujourd’hui. Heureusement, il me reste White Linen et Paris pour me consoler…

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