Auparfum

Le Speed Smelling d’IFF, millésime 2016

par Jeanne Doré, le 23 février 2016

Chaque année depuis 2009, la maison de composition de parfums IFF (International Flavors & Fragrances) propose à ses parfumeurs, à travers l’expérience Speed Smelling, de composer un parfum de leur choix, sans contraintes de prix ou de style, afin de mettre en avant auprès de leurs clients l’étendue de leur talent et de leur palette créative, mais aussi bien sûr, de faire la promotion des molécules et matières naturelles que la société fabrique en exclusivité [1]. Utiliser en grande quantité ces ingrédients constitue finalement la seule contrainte pour ces créateurs !

Les maisons de compositions sont peu connues du grand public, et même si les parfumeurs qu’elles emploient sont parfois mis en lumière par la presse, elles restent généralement dans l’ombre de leurs clients, à savoir toutes les marques de parfums (grandes ou petites) qui n’ont pas de parfumeur maison.

Speed Smelling consiste habituellement en un rendez-vous entre les parfumeurs qui ont œuvré à ces compositions audacieuses, et des journalistes spécialistes du parfum.
Chacun peut alors, dans un face-à-face de 7 minutes (référence au speed dating des rendez-vous amoureux), expliquer et défendre sa création.

Si cet exercice de carte blanche est assez répandu au sein des maisons de parfum, il reste généralement en circuit fermé, et dévoilé uniquement aux clients ou aux journalistes. IFF innove en proposant à la vente son coffret de 11 parfums, afin d’élargir ce jeu de séduction à un public amateur de compositions olfactives originales et surprenantes.

Débarrassés du brief, de toute contrainte économique de ventes (c’est avant tout une opération de communication), et donc de critères esthétiques formatés et étriqués, les parfumeurs qui participent au Speed Smelling sont invités à prendre des libertés et à oser s’aventurer hors des "senteurs battues"...

L’édition 2016 s’intitule Secret Smelling car les journalistes ayant participé à la rencontre ne connaissaient pas les molécules mises en avant dans chaque parfum avant de le sentir.

Ce petit bouleversement qui amène une maison de parfum à mieux se faire connaître du grand public est-elle bénéfique à la création en général, en faisant mieux connaître le potentiel de ses parfumeurs et de ses matières premières ? Ou IFF prend-elle un risque de concurrencer ses propres clients, les marques, dont les intérêts économiques sont tout autres, mais qui s’adressent au final aux mêmes consommateurs ?

On peut également s’interroger sur la possibilité de créer un parfum cohérent, porteur d’un sens et d’un propos, hors le cadre de la marque, de son identité, de son histoire, de son univers et de ses codes. Ou au final, ces parfumeurs habitués à concevoir les plus gros succès commerciaux de la planète ne s’imposent-ils pas eux-mêmes mécaniquement un formatage et des limites issus du marché dont ils sont imprégnés ?

Et au contraire, cette manière de procéder ne pourrait-elle pas tout simplement constituer un nouveau modèle à suivre pour les maisons de compositions et leurs clients : créer un parfum sans les contraintes et le cadre d’un brief, et lui trouver, a posteriori, une place au sein d’une marque, sur le principe du "coup de foudre" ?

A l’heure où l’industrie, parfois à bout de souffle, cherche des moyens pour se réinventer, le concept même du Speed Smelling peut certainement offrir à la fois aux parfumeurs, aux marques, et désormais aux consommateurs, une bouffée de fraîcheur créative.

Les parfumeurs & leurs parfums

Nicolas Beaulieu (Aromatics in White...) a voulu inventer une « fougère de l’espace », à l’aide de la molécule Cosmofruit, aux intonations de coing et de tarte tatin. Space Cowboy, comme l’a baptisé son créateur, est un accord aromatique fruité à la fois amer, râpeux, rond et moelleux. La sauge sclarée et le tabac affirment leur masculinité, tandis qu’un santal australien donne une profondeur chaleureuse. Il y a quelque chose de propre et convenu, dans ce Space Cowboy, très "T-shirt blanc", dont la légère fantaisie fruitée ne le distingue que très subtilement de certaines fougères fraîches du marché...

Domitille Bertier (Midnight in Paris, B. Balenciaga) a puisé son inspiration dans le tableau d’une jeune artiste contemporaine, Claire Tabouret, intitulé Les Débutantes (Arc-en ciel) et qui montre un groupe de jeunes filles de bonne famille s’apprêtant à aller au bal, dans leur robe de gala multicolore que l’on confond avec le décor.

En écho à ce tableau, statique et bigarré, Domitille Bertier a composé un parfum autour du superbe Galbanum LMR (la filiale de matières naturelles d’IFF) en surdose, qui propulse ses notes vertes et végétales, accompagné d’Ambertonic, une molécule très musquée, et d’AmberXtreme, au sillage boisé ambré sur-puissant.

Alexis Dadier (A Travers Le Miroir de Thierry Mugler, Ambre Tigré de Givenchy...), a choisi de mettre en avant un agrume méconnu, la main de Bouddha, dont a été extrait un Living [2]. Proche du cédrat, la main de Bouddha diffuse des notes de citron, petit-grain et fleur d’oranger, et donne à la composition un effet de pureté et de luminosité longue durée (pour un agrume), renforcé par des touches de genièvre et d’olibanum pour le côté mystique.

Loc Dong, (Euphoria, Manifesto, Olympea...) est adepte d’une parfumerie en "ligne droite", simple et directe. Il a décidé de composer un ylang épuré et sans fioritures. L’ylang extra coeur de LMR, débarrassé des notes lourdes de la fleur, a été marié à l’Aquaflora, une molécule florale marine et aldéhydée, assez abstraite. L’impression globale est celle de pétales d’un ylang lacté et épicé flottant dans une eau transparente, loin des connotations classiques de la fleur exotique, avec cependant une impression de nature et de fraîcheur végétale persistante assez inattendue.

Anne Flipo (La Vie est belle, Love Story, Invictus...) s’est intéressée de près au pamplemousse rose, qu’elle a associé, dans une idée d’élixir de jouvence, à un basilic grand vert LMR, et au Starfleur, molécule florale qui évoque le muguet. Mais c’est la rose qui vient apporter toute son profil altier à ce parfum, avec une essence de rose turque LMR, et une rose Ultimate, également le fruit des recherches de LMR, qui concentre la dernière extraction de la rose. Une belle rose spontanée et gracieuse.

Nelly Hachem-Ruiz, jeune parfumeur, a choisi de traduire en parfum un tableau de Dali intitulé Mirage, pour en faire un Myrrhage. La myrrhe LMR, avec ses notes boisées et veloutées est donc la star de cette création, qui s’entoure d’une pointe anisée et de cardamome en tête, avec des inflexions de réglisse noir, comme une tisane d’herboriste. Puis un iris poudré et vanillé vient réchauffer cet accord très contrasté et mouvant. Une belle surprise.

Jean-Christophe Hérault (Rosabotanica, Les Exceptions de Mugler...), nous réconcilie avec la gourmandise, et prouve qu’avec de belles matières, les sucreries peuvent être une jolie source d’inspiration.
Le Carambar, puisqu’il s’agit bien de lui, est ici traité de manière plus que réaliste, avec son duo chocolat/caramel noir, mais il a revêtu ses beaux habits du dimanche pour être des plus élégants : iris concrète, absolu ambrette, patchouli DM (pour distillation moléculaire), essence de vétiver MD, le tout de chez LMR bien sûr. Son évolution ambrée et musquée le détache peu à peu de son ouverture gustative réaliste, pour dévoiler ses matières précieuses qui s’épanouissent dans le temps.

Bruno Jovanovic (Dries Van Noten, Reveal de Calvin Klein...) nous invite à voyager en Inde, pour un tête à tête entre jasmin sambac et santal de Mysore, qu’il a agrémenté de quelques fantaisies olfactives : Tropicalia, une molécule aux facettes de fruits exotiques et animales qui se révèle en tête, et l’Opéranide, aux notes boisées ambrées. Un étrange résultat à la fois dense, plantureux, sirupeux, sec, boisé et animal, pour le moins singulier et déconcertant, mais qui dévoile un certain classicisme au fil des heures.

Juliette Karagueuzoglou (Signorina by Ferragamo, L’Homme Sport d’YSL) a concocté un parfum “detox”, grâce à un ingrédient aux super-pouvoirs : le gingembre. LMR en extrait une essence qui capture dans ses racines les notes citronnées et épicées, ici utilisée en surdose, et mélangée avec les ingrédients habituels des smoothies vitaminés : pomme, citron vert et coriandre. Le résultat croquant, salivant et pétillant est, dans les premières minutes, d’un réalisme saisissant, on en boirait. L’évolution fait apparaître un accord fruité plus convenu.

Sophie Labbé (Jasmin Noir, Organza...) nous offre ici un émouvant tableau olfactif, intime et personnel : l’odeur d’une boîte en bois qui renfermerait ses souvenirs de voyages, réels ou imaginaires...
Une première envolée aromatique un peu médicinale avec le cœur de menthe pouliot LMR, du lavandin et du lentisque. Une pointe épicée un peu poussiéreuse de muscade et de cannelle LMR, et quelques petits papiers d’Arménie et leur douceur baumée de vanille et de tonka. Puis le vétiver cœur d’Haïti, aux côtés d’un cuir végétal appelé Leatheroud LMR et d’un puissant musc captif, l’Edenolide. Une création discrète et pudique.

Lorsque Dominique Ropion (Portrait of a Lady, Alien...), s’attaque au gardénia, fleur dont il n’existe pas d’essence disponible en parfumerie, il opte pour la technique du Living, qui capture les effluves de la fleur vivante, pour en retranscrire la moindre tonalité olfactive.
C’est donc un gardénia resplendissant qui s’offre à notre nez, avec des facettes épicées, vertes et légèrement fruitées de banane et de rhubarbe. L’ylang LMR et le Cosmofruit viennent le soutenir de leur notes charnues et confites, pour composer une fleur à la fois brute et naturelle, et d’une complexité remarquable.

— 
Coffret Speed Smelling, IFF, 10x11ml, 150 € avec livret - Edition limitée à 300 exemplaires

En vente sur https://shop.bynez.com

[1Ces molécules, seulement utilisées par la maison de composition qui les a créées, sont qualifiées de "captives"

[2Le Living est une technique inspirée du Head Space, qui consiste à capturer in situ une odeur naturelle, puis à la recréer

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Lady of Shalott

par Lady of Shalott, le 25 février 2016 à 10:24

... je reste dubitative : s’agit-il vraiment ici de petites pépites exceptionnelles ou d’une opération marketing de pêche au snob ?

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